les petits orAges

Le problème avec les livres comme Les petits orages, c'est pas tant la vie qui tourne pendant que tu es occupée à vivre ailleurs, tu peux pas le lâcher ce bouquin, non, la vie s'en accommode.
Non, le problème ce sont les élans. Parce qu'il faut les retenir.
Ces mots que je voudrais glisser ici, parce qu'il faut (du verbe falloir, absolument) que tu les lises aussi. Sauf qu'il y en a toutes les trois phrases et demi, des mots que je voudrais glisser ici. Et que je suis nulle en coupe chirurgicale.

"- Scuse-moi, Tige brisée, j'étais en rogne. Je marchais et j'ai buté dans un truc. Je pensais pas que c'était quelqu'un.
- Tu pensais que c'était quoi ?
- J'sais pas, une poubelle ou un truc de ce genre.
- Un mec en béquille, en jean et blouson noir, tu confonds ça avec une poubelle ?
- Quand t'es dans ma tête, ouais, mec, ça arrive. Tiens, je te rends ta tige, a-t-il dit en me tendant ma béquille.
- Tu comprendras que je vais avoir du ma à te remercier.
- T'inquiète, pas de souci. Je dois y aller, là. C'est ma première journée de cours. Salut, Tige brisée. A plus, a-t-il conclu.

Il s'est à nouveau éloigné ; j'étais étonné par son aplomb. J'ai bien cru à la fin de cette micro-discussion que je devrais m'excuser platement de ressembler à une poubelle."

Et sinon, en vrac, la page d'avant, les pages d'après :

"Lorsque nous marchions côte à côte, je ressemblais à un point d'exclamation accidenté, et lui, à une petite virgule toute légère, qui serait passée par là, presque en s'évanouissant. Cela donnait une drôle de ponctuation. Je ne sais pas si les gens nous remarquaient."

« Dans cette classe, il semblait encore plus gigantesque. Son tee—shirt était trop court, on apercevait le gras de son ventre volumineux. Et son jean, il le portait très bas. Ça laissait une impression de cacophonie. Comme si sa peau et ses vêtements avaient décidé de ne jamais s'entendre. Très bien, vous allez de ce côté ? Eh bien, moi, je vais par là et tant pis pour vous ! Résultat, le tee-shirt partait vers le bas. Je ne voulais pas être là quand adviendrait le moment où il se baisserait. »

"Certaines lettres des néons ne fonctionnaient pas, cela donnait aux magasins des airs inachevés et leur permettait d'inventer leur propre vocabulaire : « Sop » au lieu de Shop, « Bok » au lieu de Book, « Br » au lieu de Bar. Il s'en dégageait un certaine poésie, de tous ces mots heurtés, meurtris et qui continuaient de clignoter malgré tout dans la nuit. J'ai retenu la lumière électrique, le clignotement, la nuit absorbée. Être entouré par des lieux abîmés, incomplets, désertiques, parfois ç'avait du bon. On se sentait comme eux : un peu désolé. Mais repéré dans la nuit. »

« J'entendais la nature dormir. Je l'entendais vraiment, les oiseaux, les poissons, l'herbe qui poussait, le bruit du vent, j'entendais la suspension, la pause, le repos. Je percevais la quiétude des petites pierres qui souriaient, ravies d'être ainsi polies. »
Comme le jour était à peine levé, j'ai cru, les premiers instants que le brouillard tombait, je me faisais même la réflexion que c'était hyper poétique et hyper cinématographique comme départ vers l'Aventure. La nuit à peine avalée, les nappes de brume, la voiture qui roulait dans une séquence au ralenti (sauf que c'était sa vitesse normale), mais en fait, non, pas du tout.

Voilà, c'est tout ce que j'ai retrouvé de ce que j'avais écrit sur Les petits orages, quand je l'avais lu et tout juste reposé. Je reste bien perplexe et dubitative sur cette dernière phrase. Fichtre, que voulais-je dire ? Où est passée la suite ? 
Ecoute tant pis, ça restera comme ça, de guingois et pas fini, je suis bien contente d'avoir retrouvé ces bribes-là. Et puis tu sais quoi ? Tu n'as qu'à le lire.

Les petits orages
L'école des loisirs 

l'Onyx rOse

sAmedi, à l'heure de la sieste.

"Nuits blafardes trouées de sang, d'éclat vermeils de feu ; alcools brûlants, mer de glace, vidange des anges, cages pour les fous et les condamnés, flaques de groseilles du sang anonyme sur le bitume, vache sauvages du Japon, vaches qui tient, vaches maigres, pourquoi tant de vaches, s'interrogeait Ignatio.
Pourquoi tant de vaches ?"

"Elle refit du café comme du mercure bien chaud en pleurant doucement d'aide ; [...]"

"C'était l'hiver et la ville rêvait avec des lueurs dans le noir, sous une couverture de neige.
Ignatio sortait souvent, enveloppé dans un vaste manteau d'opossum et chaussé de grands socques de vair et de cuir fauve. Ses pas dans la neige formaient des dessins qui l'enchantaient. Il entrait dans des petits bars chauds, illuminés, rouges souvent et buvait des grogs à la vodka et aux algues pimentées, des petits cafés bouillants aussi noirs que la nuit du dehors ; il mangeait des sortes de pirojkis, petits pâtés chauds à la viande de renne, à la pâte moelleuse de farine de blé noir. L'air des cafés était joyeux à n'importe quelle heure, rouge et bleu de fumée de cigarette et de feu dans les cheminées."

L'onyx rose
Brigitte Fontaine (❤️)
Flammarion

blEu de trAvail

Un jour, j'ai lu Bleu de travail. J'ai relu Bleu de travail, je leur ai lu Bleu de travail. Je l'ai laissé sur une table.
C'était y a longtemps.
J'ai re-commandé Bleu de travail, j'ai reçu Bleu de travail, j'ai re-prêté Bleu de travail. J'ai offert Bleu de travail (c'était nécessaire), le mien, j'ai recommandé Bleu de travail (en plusieurs exemplaires).
J'ai offert les exemplaires, re-prêté le mien. Re-perdu, personne ne l'avait plus.
J'ai re-commandé Bleu de travail.
Qui n'existait plus. Livre épuisé, rupture de stock, en cours de réimpression.
...
C'était ma petite catastrophe à moi.
Trois fois, avec "mon" libraire, on l'a commandé puis recommandé puis re re commandé, la réimpression n'en finissait pas.
La semaine dernière, il y avait de la joie dans l'oeil de mon libraire, derrière le carreau de sa lunette... Il était arrivé.
Ce matin au réveil encore embrumé je l'ai ouvert au hasard des pages. Et j'ai ri.
Si tu savais comme je lui étais assortie !

Les matins mal coiffés
Bleu de travail - Thomas Vinau
La fosse aux  ours

le cAmp des autRes

"Le givre fait gueuler la lumière. Lorsqu'il a voulu ouvrir les yeux, sa paupière gauche était encore collée par le sang."
... ça commence...

"Il s'extirpe de son cocon d'épines, renfroque ses loques et crache un bon coup l'île de glaires, de fer et de sang qui flottait au fond de sa gorge."
...un peu plus loin, c'est comme ça que ça continue. Et je trouve ça beau. Vinau me ferait aimer le spectacle d'un match de boxe avec ses mots, de toutes manières.

"Ha cette enflure de père barrique de merde qui m'a soulevé comme un fagot pour écraser ma gueule contre les murs, je vois encore sa bouche tordue toute dégueulasse quand tu as fourré tes crocs dans son cul ! Ha ça tu lui en as mis une belle. Il a gueulé comme la truie de septembre."

"Entre les arbres une brume de printemps trempe le jour qui se lève. Il crache dans ses mains. Soulève puis porte de ses deux bras le corps blessé de la bête. Pas à pas il avance."

Je te laisse, je commence la page 17. Et je n'y suis plus personne.

C'est ce que j'écrivais le 11 septembre.

Le 16, je l'avais refermé, ça dansait et ça me palpitait dedans. Et j'écrivais ça :

Ce livre est chemin.

Les livres que j'ai lus, au changement de saison, se tiennent la main. Et c'est pas fait exprès. Neverland, Le camp des autres. Et Sirius est leur petit frère.

Je me sens bénie des dieux, ceux que tu veux ou d'autres, d'avoir appris à lire, d'avoir appris la coulée douce des lettres ensemble pour entendre leurs chants.

J'ai rencontré des livres-compagnons, qui font jambes, qui marquent. Et puis il y en a quelques uns, ils ne sont pas nombreux, trois-quatre albums et deux-trois romans, peu importe, qui sont mes livres préférés au monde. Le camp des autres, à la moitié du bouquin, en était déjà un.

Un livre préféré au monde.


"Dans le ventre sauvage d'une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n'en finit pas. Un capharnaüm de résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard est recroquevillé contre le chien. Á moitié recouvert par lui, il le serre dans ses bras trop courts. Le feu n'empêche pas d'avoir froid, le maintient dans un demi-sommeil parcouru de sursauts. Le feu n'empêche pas d'avoir peur, le monde entier autour d'eux grouille comme une pieuvre sombre. Le vent siffle, souffle, gémit, gonfle les buissons comme des poitrines et fait craquer les branches. On entend les insectes sous les écorces, les becs de rapaces qui fouillent dans les goitres égorgés, les petits os craquants sous les mâchoires des rongeurs. On dirait que c'est le sol tout entier qui bouge. Et au loin parfois, lorsque tout se calme, un hurlement éventre le vide noir qui les entoure. Il y a des loups, ou des hommes quelque part, qui se déchirent l'âme. Il y a des peines, des cris, des grognements tout autour qui givrent jusqu'à l'aube."


"La nuit a marché lentement sur ces corps abîmés. C'est long à traverser une nuit. Elle a pris son temps pour imbiber chaque parcelle du corps de l'enfant, chaque recoin de sa pensée malmenée d'une poisse sans lumière. Gaspard ne pense pas. Ou peu. Ou mal. C'est sa peur qui pense. C'est son ventre retourné."


"Ce qui devait mourir est mort. Le reste a patienté, mijoté dans l'absence et le silence couvé de la neige. Á présent, un petit monde tout neuf est là pour dévorer le jour. Avril tout cru, ou début mai. Une lumière jeune et vive traverse les couches du temps, descend de plus en plus bas, jusqu'aux premiers bourgeons cachés dans leurs plis. Les grouillances se déplient dans une danse immobile, l'ascension du vivant grimpe avec le jour. Le ciel fait des pirouettes."


"En s'approchant, on peut distinguer au niveau du sol, entre les repousses et les drageons, un tuyau à poêle qui sort de terre et laisse échapper par petites volutes régulières de la fumée. L'homme accélère le pas avec la légèreté de celui qui arrive chez lui. On comprend que sous ses pieds il y a un toit. Une maison enterrée sous ce qui ne semblait être qu'un tertre. Il tient sa besace dans la main gauche et s'aide de la droite pour se tenir aux troncs en dévalant la dernière pente. Entre deux rochers massifs qui tiennent lieu de gardien, une porte couverte de mousse."


"Ses derniers souvenirs sont ceux du Général qui dit Chante ma juive, et de cette femme aux yeux-serpent qui entonne dans une langue étrange un chant de braises et de nuit, de larmes et d'étoile orpheline, la plus belle chanson que Gaspard ait jamais entendue."


"La nuit donne un nouvel écho aux chants de la forêt. Les brames et les hululements prennent la matière que l'obscurité vole au jour, ils deviennent épais, solides, pointus. Les menaces changent de géographie. Les diurnes se tassent dans l'espoir de garder un peu de leur chaleur pendant que tout un nouveau monde se réveille pour faire grouiller la nuit. Ça attaque par en-dessous.Ça grignote. Ça bondit et accule. Ça surgit. Le soir, Gaspard traverse un nouveau pays au grappin de sa bougie. Il tente d'escalader les lettres et les signes. Suit d'un doigt hésitant des arabesques noires qui soudain prennent vie en dévoilant un sens. Ça l'ennuie et le fatigue. Il ne pense pas parvenir de l'autre côté mais il pressent le pouvoir que ce savoir suppose, il devine également la dimension sacrée qu'il revêt pour Jean-le-blanc alors il s'accroche. C'est pas plus dur que de curer le sol d'une écurie. Parfois lui prend l'envie de planter son poinçon et d'éventrer les livres. Tout est laborieux ici, mais tout semble tenir, droit et costaud, alors il persiste. Mais tout de même, pour une plante, une lettre, un mot, le temps que cela prend, la lutte contre soi que cela représente, de se confectionner quelque chose à savoir."


"La clarté que l'on nous refuse, nous la volerons avec le feu. Nous coiffons la nuit au poteau. Nous rallumons les nues. Nous sommes la suie qui ne mérite pas l'azur. Nous sommes la chair rouge des braises. La petite viande perdue. [...] Nous sommes les fauves en exil. Les apatrides. Les moins que chien."


"C'est vers l'automne précédent, celui de 1906, humide et froid comme la mousse des cimetières, que Gaspard avait entendu parler pour la première fois de la Caravane à Pépère."

Le camp des autres
de Thomas Vinau
chez Alma éditeur

tAnt que nous sOmmes vivants

Ce n'est pas un livre, c'est une rivière souterraine qui charrie la vie terreuse, ses élans archaïques et son aventure onirique, tout en-dessous.
Ça, c'est ce qui me saute à l'oeil et qui me parle au creux.
Il y a les mots, simples, humbles, choisis avec soin et qui, enfilés les uns aux autres, t'offrent un collier, une histoire juste et ciselée. Oui, voilà, c'est ça : c'est ciselé sans fioritures.
Et pour reprendre les mots que j'écrivais hier : "Quel rythme ! Chaque page est essentielle, chaque paragraphe amène, découvre, avance. Rien n'est superflu. Et pourtant il n'y a rien de dense, ce n'est pas touffu, rien d'essoufflant, de lourd. Il y a de l'errance mais jamais de désertion, aucun ennui, il y a des embûches, c'est truffé d'épreuves, et l'élan, toujours l'élan, profond, pas le saccadé excité. C'est de la crapahute avec tous les paysages  qui vont avec."

Cette femme a l'écriture incroyable. Mais comment fait-elle ?!
Et tant pis si ça sonne comme du Cabrel, elle a dû vivre toutes les vies pour savoir si bien aujourd'hui.


"Cette absence le plongeait dans une épouvante si ancienne qu'il avait l'impression d'être sorti de son corps."

"Nous aussi, on va tomber, reprit-il. On aura des bosses et des bleus. Mais on trouvera le bon équilibre. Je crois qu'on peut s'aimer sans les mains, Hama."

Juste avant il racontait :

"Quand j'étais petit, dit-il, un garçon du village m'avait prêté son vélo. Je m'entraînais à en faire sans les mains. Je suis tombé pas mal de fois ! Mais finalement, j'ai compris comment garder l'équilibre, et j'y suis arrivé."


"Bo avait vu le jour dans une région sauvage, hérissée de forêts. Un pays d'herbes noires que le vent rabat sur la prairie. Où les fleuves servent de routes. Où les lacs suivent en tremblant la course des nuages. Une terre tatouée par les sabots des troupeaux, figée sous la glace de l'hiver et que chaque printemps éventre en milliers de ruisseaux."


"Tout se paye, trancha le patron du café. Par les temps qui courent, on ne peut pas se permettre de vouloir le bonheur.

[...] Depuis l'explosion, nous avions repris nos habitudes craintives : aux grandes joies de l'existence qui s'accompagnaient aussi de grandes peines, nos esprits paresseux préféraient le confort médiocre d'une vie sans risque."

"Un frisson monta le long de nos échines. Depuis que nous avions perdu confiance en nous, les vieilles croyances nous servaient de raisonnement et certains mots semaient la panique dans nos esprits rétrécis."

"Nostalgiques d'un temps idéal, nous voulions le jour sans la nuit, le soleil sans l'ombre, la vie sans la mort, le désir sans le risque, et Hama sans Bo."

"Aux vitrines des cafés, les rideaux de fer étaient baissés comme les paupières de quelqu'un qui a honte."

Tant que nous sommes vivants,
Anne-Laure Bondoux
Gallimard

siRius

Il y a la cabane aux étoiles, dont certaines sont noires, haut perchée, il y a la neige, il y a la forêt.
Il y a Avril, qui est un printemps sans le savoir, toute entière occupée à ses terres gelées.
Il y a Kid, l'enfant à la table des hommes, qui sait la langue des bêtes. Et Ésope l'âne qui sait.
Sur la route. Embroussaillée. Âpre. Dure. Éprouvantes. Avec un S, parce qu'éprouvante, elle l'est plein de fois. Entre deux respirations, à peine.
Il y a mes souvenirs de gosse qui font la route avec eux.

Il y a les germinations au creux des glaciations sévères, parce que ça germe toujours n'est-ce pas ?
Il y a les histoires.
Il y a la constellation et le Lien.
Il y a, entre les lignes, la constellation qui est tienne.
Il y a des lumières qui illuminent ta route discrètement. Et je trouve, moi, que l'écriture de Stéphane en est une.

« Au matin, Avril fut réveillée par un tremblement de terre qui fit vaciller la haute cime du chêne. La cabane frissonna et gémit. »

« - […] Les villes et les zéglises, ça existe pas. C'est juste que des dessins sur le Livre. Oui, tout ça c'est que des zinventions. »

« - Moi, en attendant d'être mort, j'espère qu'on sera vivants. Tous les deux. Très longtemps. »

« Oui, elle s'en souvenait, le cochon était comestible et c'était même sacrément bon . »

« Le gamin traînait son ennui sous les voûtes de la chapelle, suivi à la trace par le porcelet noir qui tirait sur sa longe. Il ne parlait même plus de la Montagne. Elle le trouvait de plus en plus souvent prostré. Son visage était creusé, ses cernes noirs. La nuit, elle l'entendait parler dans son sommeil, des phrases incompréhensibles où une brindille rose et le nom de Madame Mô revenaient fréquemment. Le petit était en train de mourir de faim. »

« Le fusil était là, non loin du réchaud. C'était une arme étrange, à la crosse de bois ouvragée, au canon en acier patiné, très long et très fin. Presque plus une œuvre d'art qu'une arme véritable. Avril attendit. Les bruits dans la forêt s'éloignèrent encore un peu plus. Alors elle se releva doucement et s'approcha sans bruit du fusil. Elle avançait la main vers l'arme quand elle vit quelque chose d'étrange suspendu à un crochet à l'avant du chariot, là où pendait également une lampe-tempête. C'était une sorte de collier. Des choses brunes et racornies, comme des piments séchés, étaient enfilées sur une lanière de cuir. Ele secoua la tête et d'un coup, elle comprit.
C était des oreilles. »

Va, lis Sirius et vis*
[*ceci n'est pas une injonction, c'est un sourire, rien qu'un sourire]

Sirius, de Stéphane Servant
Collection Epik aux éditions du Rouergue





biRd

Relire.
"Une carouge à épaulettes m'a tirée de mon hébétitude en me sifflant dessus d'un buisson à côté. Le plus silencieusement du monde, j'ai rebroussé chemin jusqu'à la route.
Je suis restée longtemps dehors à cueillir des quenouilles dans les fossés tandis que mon estomac se calmait, puis le ciel s'est encore assombri et le tonnerre a grondé à l'horizon. Alors seulement, je me suis dirigée vers la maison. Mes chaussures gorgées d'eau couinaient, mais j'étais apaisée et mon âme assez arrosée pour devenir grande."

p. 125
Bird - Crystal Chan

le dOmaine

J'ai pénétré le domaine. J'y suis entrée par la grille en fer forgé, « rouillée et entrouverte ».

J'étais vaguement inquiète, le tambourin en sourdine.
« […] pourtant, rien d'inquiétant dans le profond sous-bois qui lui faisait face. Chênes centenaires, pins maritimes, hautes fougères, il s'accrocha à cette beauté verdoyante en inspirant profondément. Une bouffée miellée de tilleuls et d'acacias. Ça allait bien se passer. »

J'ai pénétré le domaine, je me suis laissée envahir par sa flore et sa faune.
Des oiseaux, encore.
Je me suis laissée faire.
C'est Gabriel qui me les a montrés, d'où j'étais je ne pouvais que les deviner.
D'abord il y eut une chevêche d'Athéna, et son « kyitt » d'alarme dans le vestibule.
Puis un paon. Un Pavo cristatus. « Un éventail de nacre, une coiffe nuptiale ou encore un nuage léger flottant au gré du vent. La beauté de cette roue immaculée lui évoquait une pureté juvénile, l'amour tel qu'il le rêvait. Quelque chose qui vous laisse sans voix et qui évince toute autre réalité. »
Une colonie de grands cormorans. «Ils étaient là, une dizaine, immobiles, à quelques centaines de mètres de lui, perchés sur un rocher au milieu de l'étang, altiers avec leur cou en forme de S, leur bec puissant tacheté de jaune. Était-ce une colonie sédentaire ? Les grands cormorans faisaient sécher leurs longues ailes noires qui, mouillées, les empêchaient de voler. Il avait souvent croisé ces excellents plongeurs, pêcheurs hors pair, lors de ces baignades avec son père. Il eut soudain envie de les rejoindre. »
Un vol d'oies cendrées. « Long, lourd, bas. Pas un souffle d'air, le silence apparent et pourtant la vie partout. La paix. Ça commençait. Il le sentait, là, le corps immergé dans l'eau fraîche, l'air inondé de cette lumière éclatante d'une journée qui ne voulait pas finir. Une lumière blanche, apaisante, qui précédait la flamboyance rougeâtre du coucher du soleil. C'est à ce moment que la vie sauvage s'éveillait et que la végétation exhalait ses parfums les plus intenses. »
Une grande aigrette au battement d'ailes blanc, au sommet de la vieille tour au bois qui grince qui donne sur le marais. « Une place de choix en haut de cette tour. Une loge de première classe.
Une vue à trois cent soixante degrés sur le marais. Un concert de chants, de piaillements, de croassements. C 'était puissant, symphonique, léger aussi, gai, excitant, grisant. Gabriel en avait plein les oreilles, plein les yeux. Sa tête se mit à tourner sous le soleil flamboyant. Il inspira profondément, déploya ses bras, leva la tête en poussant un rugissement de joie. »
Une chouette hulotte. Des pipistrelles. Un caloptéryx. « […] hirondelles, mésanges, moineaux, canards colverts, araignées d'eau, libellules, papillons, rien d'assez exceptionnel pour elle. » Un héron avec, en son bec, une anguille.
Et puis, plus tard, les engoulevents, aux « zigzags inattendus, , les chutes et les planés [...] », sur l'étreinte des amants...
«Le temps s'étira jusqu'à une nuit profonde dans le brouhaha de ce chant rauque, des bourdonnements d'insectes, des bruissements rapides des vols de chauves-souris et peu à peu leurs murmures échangés se transformèrent en baisers ».

J'ai avancé pieds nus dans le potager.
« […] il prit le temps d'observer les rangées de salades, de tomates, de courgettes largement espacées sur une terre généreuse. Ni trop sèche, ni trop humide. Travaillée sans être épuisée. Il admira a richesse des variétés, l'abondance des parterres de plantes aromatiques. De l'art. C'est ainsi qu'il considérait les potagers bien entretenus. De l'art sans prétention. Loin du grand cirque mondain des jardins à la française qui avaient l'impudence de compter la nature à coup de cisaille.
Il n'en avait jamais vu d'aussi grand. C'était impressionnant. Tout avait été conçu pour que ça pousse bien, généreusement, naturellement. Un jardin bio, sans doute, à en juger par l'alternance des variétés de tomates et de plantes compagnes, basilic à petites feuilles ou œillets d'Inde jaunes et orangés. L'équilibre fragile de la biodiversité, une espèce protégeant l'autre. Les plus vivaces étant éloignées des plus fragiles. La vue du potager et la puissance olfactive de ses essences l'apaisèrent immédiatement. La chaleur avait déjà fait taire la plupart des oiseaux pour laisser place au chant des cigales. Un chant d'amour, pensa-t-il, un chant de parade nuptiale. Il se laissa envelopper par cette musique solaire ».

Je me suis promenée, le terrain n'en finissait pas et c'était bon, j'ai rencontré Vincent le jardiner et ses secrets dans les poches, j'ai allongé mon pas jusqu'à l'étang.
J'étais calme.
J'ai esquivé le comte peut-être libidineux et la comtesse vraisemblablement hystérique.
J'ai fermé mes écoutilles aux remarques déplacées de la femme de chambre.
J'ai retenu mes sarcasmes quant à l'ordre, l'ordre des choses et l'ordre des gens, que ce petit monde souhaitait voir régner.
« - Quelque chose te tracasse ? finit par demander Vincent à l'entrée du domaine.
- Ce château... et ses propriétaires... Est-ce que tout est normal ici, ou c'est moi qui délire ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Je ne sais pas. J'ai l'impression... »

J'ai regardé d'un œil circonspect et méfiant la bande d'ados débouler au château.
Une inquiétude vague m'assourdit à nouveau le tambourin. Une ombre rapace.
Mais non, rien.
Ici, tout est normal.
Et j'ai repris ma balade.
Jusqu'à en oublier le « Thriller » écrit sur la couverture derrière, la quatrième, juste à côté de Roman Ado.
Un thriller ? Non, une balade.

Et puis.
Et puis elle. Éléonore, une longue-vue, le contour imprécis de l'atteinte à la vie privée, l'appartenance au groupe, l'obsession. Plaire, aimer, accéder.

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ? Vraiment ?
Ou bien tout au contraire, on est trop sérieux quand on a dix-sept ans.
Et Gabriel a dix-sept ans.
Et l'amour est une chose sérieuse.
« Il avait envie de découvrir ses contours, ses mystères, de respirer ses doutes, ses angoisses, de se rouler dans ses joies. Il voulait apprendre cette langue étrangère. Celle d’Éléonore.
Elle est aussi belle que rare , pensa-t-il en refermant la porte sur cet intérieur de jeune fille, un territoire mystérieux qu'il n'avait auparavant jamais traversé. »

J'ai quitté le domaine sans refermer la grille qui grince comme une déchirure.
J'ai quitté le domaine, les yeux au loin sur la départementale.
«Bien au-dessus de la voiture qui ne formait plus qu'une minuscule tache sur la ligne de bitume, montait un vol groupé de cigognes blanc et noir. Leurs larges ailes déployées, elles se laissaient emporter par le vent à des centaines de kilomètres d'altitude, sans aucun effort.
La migration avait commencé, la chasse n'allait plus tarder. »
J'ai quitté le domaine, je me suis fait eue, bien eue, et j'ai bien aimé ça. Beaucoup.

Le domaine
de Jo Witek
Actes sud Junior.


Et Wolf fils de Hersh devint Willy

«  Dans la cour, la terre était encore gorgée d'eau après le gel et la neige de l'hiver. Chaque pas laissait une empreinte sur le sol détrempé. De jeunes brins d'herbe pointaient leurs petites têtes timides, se frayant un passage entre les dernières plaques de neige et les feuilles mortes, vestiges de l'automne. Çà et là, une fleur des champs précoce faisait une tache jaune dans la verdure. Des poules en train de couver leurs œufs caquetaient à tue-tête, infatigablement. Une couveuse plus efficace que ses congénères se pavanait déjà au milieu de ses poussins à demi nus. Elle cherchait des graines dans le crottin frais encore fumant tout en gardant un œil menaçant sur le chat roux qui attendait le moment où elle baisserait la garde pour attraper un de ses poussins. Mais prête à défendre sa progéniture, elle lançait au chat des « cot cot » pleins de hargne, aiguisant par avance son bec et affûtant ses griffes.
Wolf ramassa un caillou et le lança sur le chat. Comme la plupart des garçons, il détestait les chats. Le matou se percha aussitôt sur une clôture où séchaient des pots d'argile et lui jeta un regard qui semblait le narguer : essaye donc de m'attraper ! Wolf cracha dans sa direction. Il se pencha jusqu'à terre, prit un poussin chétif et nu qui n'avait pas encore de plumes, juste un peu de duvet jaune. La mère tremblait, regardait Wolf de ses yeux ronds et inquiets, mais elle ne lui sauta pas dessus.Elle le voyait caresser son petit, l'envelopper de sa main, le réchauffer de son souffle et lui mettre dans le bec des miettes de pain qu'il venait tout juste de mâcher.

- Allez, retourne voir ta mère, petit piaillard, dit Wolf au poussin n le reposant délicatement.

Il passa devant un cerisier tordu et rabougri, cueillit quelques cerises racornies restées suspendues çà et là depuis l'été passé et becquetées par les oiseaux qui recherchaient un peu de nourriture dans la maigre pupe desséchée. Cela l'emplit de joie et d'énergie. Il sentit une telle force parcourir ses doigts courts que l'envie le rit de briser quelque chose. Il se précipita sur un jeune arbrisseau et entreprit de l'arracher. Mais ses racines étaient solidement ancrées dans le sol, il refusa de se laisser déraciner. Wolf souleva une pierre fichée en terre et la lança avec force sur une bande de corneilles qui croassaient autour d'un tas de fumier.

- Eh, maudites bêtes ! Cria-t-il, non pas en yiddish mais en polonais, comme toujours quand un Juif s'adressait à des animaux. Dégagez, sorcières de malheur, fichez le camp ! L'hiver est fini !

Les corneilles s'envolèrent en hurlant. Des moineaux piaillaient, dansaient, jouaient à se pourchasser. Des hirondelles se démenaient sous les toits de chaule, recherchaient leurs nids de l'année précédente. Au sommet d'une meule de foin, une cigogne tournoyait, dessinait des cercles, battait des ailes, hésitant encore à se poser là. Finalement, de ses longues pattes fines, elle agrippa la pointe du pieu qui dépassait du foin et, du hait de son perchoir, telle une vigie, elle examinait le monde alentour. Le soleil brillait, se reflétait dans les moindres débris de verre, sur les brindilles, dans les dernières plaques de neige, dans chaque petit tas de crottin, dans chaque filet d'eau. La cigogne fit claquer ses grandes ailes et, d'une voix étrangement forte, elle poussa un cri. Wolf leva les yeux et lui cria en retour :

- Cigogne, Majesté, ton nid va brûler ! »

C'est en Ukraine, avant la première guerre mondiale.
Ensuite Wolf émigre aux Etats-Unis et devient Willy.

Wolf fils de Hersh devint Willy
traduit du yiddish par Monique Charbonnel-Grinhaus




iCi çA vA

"La cabane ne vaut rien. Tout le bois est pourri par l'eau et la vermine. Elle est remplie de matériel agonisant. De cuves et de bidons percés. De bouts de bois. De planches, de liteaux, de tasseaux. D'arrosoirs aux culs déchirés. De boîtes. De morceaux de moteurs. D'outils rouillés aux formes étranges et au fonctions oubliées. De pioches sans manche. De pelles tordues. De serre-joints. Une masse et toutes sortes de coins. Un clapier usé par l'acide des crottes de lapin. Une baignoire. Les deux mâchoires cyniques de pièges à loup rouillés. Une caisse à outils impossible à ouvrir. Une quantité infinie de clefs, de pinces, de tournevis et de lames de scie qui ornent un panneau en bois fixé au mur comme un tableau de chasse. Il faudra au moins refaire le toit et renforcer les cloisons. Mais toute la partie gauche est en verre et en Plexiglas. Ce devait être la serre d'hiver ou l'endroit privilégié pour faire germer le potager. Elle donne sur la pente et les berges de la rivière dont on ne distingue pas le relief pour l'instant. La perspective est obturée par les buissons. Tout est recouvert d'orties et de ronces. Mais j'entends la musique de l'eau."

Thomas Vinau
Ici ça va
initialement chez Alma éditeur 
ici en collection 10/18


mOrdre la nEige

Il est arrivé à petits pas nus sur le plancher et il a dit
- J'arrive pas à m'endormir, je peux venir ?
Il s'est coulé contre mon flanc et il a dit
- Je peux regarder ? C'est quoi ? C'est rien que de la poésie ? Je peux lire ? Tu veux bien que je lise ?
Et il a tourné les pages.
De l'autre côté du sommeil, la Reine Mère, la mienne, a murmuré
- Tu peux lire à haute voix s'il y a quelque chose qui te plaît, tu sais.
Et puis elle a ajouté
- Ça fait des milliers d'années que je ne me suis pas endormie sur une histoire qu'on me lisait...
Il a dit
- Celui-là est bien
Il s'est raclé la gorge, et il a commencé

« Aujourd'hui, j'ai vu
Un malandrin
Accroché
A la plus haute
Branche
D'un arbre
De vie
Dans la position
Du douzième arcane

Alors, je me suis
Baissée
Pour cueillir
Un bouquet
Et j'ai mangé
Le blanc
Des fleurs de trèfle. »*

Après les fleurs de trèfle, la Reine Mère ne dormait pas, alors il a continué, page 13, page 14, page 15 , il en a sauté quelques unes, à peine, Le déhanchement du balancier, Divine flânerie, Un jardin dans la main, … Il s'est arrêté à Mordre la neige**.
Il a dit
- Je connais ça, mordre la neige. Ah non, c'est mordre la poussière.
Et il s'est endormi.
J'ai continué, j'aime beaucoup le poème juste après.
Je t'en glisse le début.
Ça s'appelle La pluie frappe sa monnaie

« Il arrive que l'on ouvre
Sa petite bourse
De larmes chaudes
Puis qu'on cherche
Une lavette
Pour sécher le comptoir.

Moi j'affronte la chaleur
Tête nue
Et mon chagrin
Exsude par le bras
Que je monte
Inlassablement
Au-dessus
Des yeux mi-clos
De ma caste.

[...] »

Un samedi nuit sur la Terre, avec, au creux du lit, les poèmes* ** d'Anna de Sandre
Mordre la neige




jAn

« Moi ce que je préfère dans la vie, c'est rigoler, pas me battre, mais on n'a pas toujours le choix. Ce que je préfère, c'est courir et jouer pour me défouler parce que ça me fatigue énormément de rester assise toute la journée sur ma chaise d'école qui est dure pour les fesses maigres et je ne peux pas m'empêcher de regarder le ciel surtout quand il est bleu, au lieu d'écouter les paroles du prof que j'arrive pas à retenir parce qu'il y a trop de retard dans ma concentration et ça me décourage. »
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Et moi quand je lis ça, j'ai encore plus envie d'être instit', j'ai envie de courir à l'école et de commencer une journée, de laisser ouvert le carreau, de jouer à pioche-pioche-qu'est-ce-qu'on-apprend-aujourd'hui, mais c'est si dur parfois, tu sais, si dur, elle te flanque des contorsions de partout la grande vieille Dame, c'est si dur parfois les chemins de traverse, ça te tord les chevilles en un rien de temps, c'est si dur les chemins de traverse alors même qu'ils ne font pas la nique au grand sentier, bah non, puisqu'ils le bordent, le grand sentier, en fait ils sont copains, mais je sais pas, des fois il doit avoir des œillères dans les ornières le grand sentier, ça il ne le voit pas, et puis il a peur des buissons, alors il se laisse pousser des épines là où y a pas besoin, parce que ça pique déjà sacrément ailleurs, hein, t'es d'accord, et quand je lis ça j'ai envie de courir à l'école et de commencer une journée, une journée d'école pour rigoler et pour avoir le choix. Mais des fois, plein de fois, ça marche pas du tout comme ça, on dirait même que ça veut faire le contraire et alors c'est dur, c'est si dur, et moi je suis toute petite.
Mais quand même quand je lis ça, j'ai envie de courir à l'école. Et d'essayer encore un tout petit peu.
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« Sauf si on touche à mon frère, alors là attention parce que je suis capable de tout ce qu'on ne peut pas imaginer ».
Et je rigole, parce qu'une fois, une toute petite fois, c'était il y a fort fort longtemps, y en a un, il a fait du mal à mon petit frère (je te raconte ma vie, ça t'embête pas?), y en a un, il a fait du mal à mon petit frère, le premier des trois que j'ai, et là soudain j'étais tigre et avec mes 32 kilos tout mouillés, je te lui ai cassé la margoulette au un qui lui avait fait du mal à mon petit frère, tellement qu'ils ont dû se mettre à trois pour me rattraper et me retenir.
C'était ma seule fois. Je me souviens bien de ce que ça m'avait fait en mon dedans la douleur qu'on lui avait causée.
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« […] mais j'ai calculé comme un éclair dans ma tête que si je cognais le petit, Ryan le caïd demanderait à tous ses potes esclaves de me tabasser pour venger son protégé alors j'ai préféré frapper le caïd direct dans son pif, parce qu'il était responsable de l'origine des insultes et que c'est préférable de régler un problème dans sa racine. »
Dans sa racine...
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« J'ai oublié de vous dire que je suis quelqu'un de très bavarde. Quand je commence à raconter un truc, ça m'emmène à parler d'une distorsion qui débouche sur une autre que je veux pas oublier de dire, alors ça éloigne du départ comme un arbre avec des branches qui se perdent dans les feuilles. »
Là je te dis rien, je me marre.
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« En cours de français, on a parlé du film qu'on avait vu l'autre jour, Les 400 coups. M. Boisseau nous a dit que le mec qui l'avait exécuté s'appelle François Truffaut – enfin plutôt il s'appelait, parce qu'il est mort depuis le XIXe siècle. C'est un film biographique : ça veut dire que c'est pratiquement la vie de François Truffaut qui est racontée en vrai. Il paraît qu'il était dernier de sa classe et ça m'a fait quelque chose d'apprendre ça, je ne pouvais pas m'imaginer qu'un dernier de la classe pouvait faire un film si bien. Malgré que c'est un vieux film d'époque en noir et blanc, on s'intéresse beaucoup à l'histoire d'Antoine Doinel parce que les choses n'ont pas tellement changé : on s'emmerde toujours autant que lui à l'école et c'est pas près de changer à mon avis. Pour le reste, Doinel a des problèmes avec ses parents, surtout sa mère, et ça ne changera jamais de ce côté-là non plus : les meilleurs parents du monde, ça n'existe pas et faut faire avec ceux qu'on a reçus. »
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« Je déteste cet endroit. Moi et mon frère, on restera pas ici, je vous le garantis sur ma peau. »
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« Rachid n'a rien répondu mais d'autres petites balances ont dit « c'est elle » en me montrant du doigt. Bon, il avait juste l'air con, avec ses crottes de nez de viande hachée, mais c'était pas bien méchant et ça lui ferait mal moins longtemps qu'un gros bleu qui en voit de toutes le couleurs sur le tibia. »
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« La juge a parlé à mon père du rapport de l'hôpital, comme quoi il avait des grammes dans le sang et le visage tout méfié, et elle lui a demandé qui c'était, l'origine des coups. »
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« Il devenait rouge et sa pomme d'Adam était dans tous ses états. »
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« Ça sert à rien de penser aux emmerdes avant qu'ils surviennent mais on ne décide pas toujours qu'est-ce qu'on pense, ça circuite dans la tête sans nous demander notre avis. Enfin, je sais pas pour vous mais pour moi, c'est comme ça. Même si je me force à faire venir une autre pensée en toute urgence, y en a des coriaces qui doublent pour revenir devant. Faut juste attendre que ça passe.
Je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C'est rien. Je vais reprendre du poil de ma bête. »
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« Le sable était froid et ça m'a fait une chair de poule. »
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« Je me souviens qu'à la fin du film, Doinel court jusqu'à la mer et il marche dans l'eau avec ses chaussures. Puis on voit sa tête en gros plan et il nous regarde. On n'arrive pas à savoir s'il est content ou s'il est triste et ça se termine comme ça. Au foyer, je l'ai regardée plein de fois, cette fin. Quand il commence à courir sur le sable, ça me fait chialer à tous les coups, je sais pas pourquoi. »
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Jan
Claudine Desmarteau
éditions Thierry Magnier


Ça, c'est ce que j'avais écrit en mai de l'année passée.
En janvier de cette année, Claudine Desmarteau te lit un bout de Jan et en parle dans Le temps buissonnier, sur Inter.


Qui tOuche à mon cOrps je le tue

« L'Aube

au-delà de mon corps de ma peau il n'y a rien ou bien l'océan la guerre la maison d'enfance ma mère ils ne sont pas moi ils ne se confondent pas un instant avec moi je me suis découpée selon les pointillés j'ai un tout petit corps qui tient entier dans le miroir il m'appartient.
[…]

Marie G. perçoit tout à cette heure qui n'est ni la nuit, ni le jour. Tout, la pousse des racines de l'arbre étique planté dans la cour, les cliquetis de clés aux ceintures des nonnes, les gardiens auront beau se déchausser, marcher pieds ns dans les couloirs au matin de l'exécution, elle percevra, elle en est sûre, le frottement des chaussettes sur la dalle nue, les souffles épaissis par le mauvais sommeil, le rhum, l'odeur du tabac noir, le froissement de leurs vêtements à chaque pas, et bien avant, depuis le milieu de la nuit, l'emboîtement sourd des pièces de la guillotine, la rotation des vis dans les perforations du bois, des boulons fixés au couteau, le son de la corde à travers la poulie graissée, chaque glissement de galet dans les rainures des montants jumeaux alors qu'on hisse la lame jusqu'au chapiteau, et maintenant elle compte les silences ; pas de vis : de boulons ; de galets ; de clés ; de chaussettes sur le sol froid. Le silence goutte.

[…]
Une avorteuse. Henri D. tremble. Il a bu un demi-litre de vin blanc ? Son palais râpe. Il décolle du bout de l'ongle l'étiquette de la bouteille. Il caresse du pouce la surface bombée de son verre, le bleu de l'aube l'irise comme une flaque d'essence. Une avorteuse. La terreur d'Henri D., c'est de ne rien voir au fond des yeux d'un condamné, ni la victime, ni le crime, il y a ces résistants, ces communistes que je me force à regarder comme des salauds et j'ai envie de vomir de trouille, de honte, je ne vois pas la victime dans les pupilles, la souffrance d'une victime. Je cherche, je ne trouve pas, je suis en nage, j'ai peur, la lame tombe et mon corps rétrécit, alors le spectre de ma mère serre ma gorge, elle m'étrangle, elle ne veut pas d'un fils comme moi. Je suis l'Exécuteur en chef des arrêts criminels, autrement dit bourreau, pour l'amour d'elle, payé à gages comme un domestique. Je tue, mon corps s'étend, lourd, puissant, je tue.
Henri D. suce le sang qui perle sur le dos de sa main. Le jour pointe sous les stores. Henri D. les relève juste assez pour s'aveugler de soleil.

[…] »

Ils s'appellent L'aube, Midi, 16 heures, 22 heures et l'Aube.
Ce sont les chapitres de Qui touche à mon corps je le tue, de Valentine Goby.
5 chapitres et 3 voix. 3 noms.
Lucie L., Marie G. (il y a eu 50 462 Marie nées cette même année 1903, et dans le bourg de Marie G., trois Marie G. du même âge. C'est écrit.) Et Henri D.
Jules-Henri D. en fait.
L'avortée, l'avorteuse et l'exécuteur.
Une femme, une faiseuse d'anges, un faiseur de mort autorisée.

Je te remets un bout de l'Aube, la première, parce que j'aime ça terriblement, et puis j'arrête.
« Elle se faufile, s'égare entre les couleurs, les sonorités de son prénom prennent les teintes des sirops, les goûts de la guimauve, du bleuet, de l'orgeat, de la rose dans lesquels sa mère et elle, assises sur les marches d'un escabeau, plongent leurs doigts après le jeu. Elles recommencent un peu plus tard, la bouche de la mère passe derrière les liqueurs mauves, vert pomme, anis qui colorent chacune à son tour le prénom de l'enfant. [...] »
Tu le vois l'entrepôt toi aussi, n'est-ce pas ? Tu les vois tous ces bocaux.

Quand on me l'a offert, on m'a dit « tu verras, c'est du très très ciselé, une approche intelligente et très fine de l'histoire, la petite et celle celle avec le grand H. ».
Moi je trouve qu'on n'a pas menti, punaise, ce que c'est bon à lire. Rude, mais bon.
Et on ne lâche rien de ces avancées qui pourraient bien reculer un jour, je nous préfère enfants de Simone (Veil) et Robert (Badinter).

Qui touche à mon corps je le tue







d'unE riVe à l'autRe

Le premier de l'année.
C'était hier, le premier album, le premier jour.
C'est l'histOire d'un pont qui n'existe pas encore.
D'un pont sur le point de. Sur le point deux.
Ça dit des choses comme ça :
"Là, cachée sous les chênes, ils avaient construit une cabane de branches et de fougères."
"Ils construisaient des châteaux d'écorces et des villages de mousse."
"Avec les pluies de l'automne, la rivière avait grossi."
"L'hiver venu, la rivière avait gelé."
"Le feu dans le cheminée barbouillait les murs d'ogres et de lutins terriblement remuants." [je crois que c'est ma phrase préférée]
et puis
"C'est vrai ça. Il suffit de se mettre à l'ouvrage, acquiesça son père."
et surtout
"- Pour votre "cousine", on ne dira rien vous savez.
Des cousines comme ça, tout le monde devrait en prendre soin par les temps qui courent."
...
pRendre soin, c'est un beau verbe non ?
Les mots sont de Cécile Roumiguière, ça ne t'étonnera pas.
Les illustrations sont de Natali Fortier, et ça ne t'étonnera pas non plus, tu commences à deviner, je crois, mon amour immense pour son travail. Un jour, je te raconterai. Comment je suis tombée dans ses images, puis dans ses mots, mes yeux qui se perdent sans jamais se lasser, parce que ses traits racontent des choses à l'infini.
Alors, tu vois, une association pareille, quelle aubaine !
Mes amis libraires m'ont murmuré (je ne pense pas trahir de secret) "Qu'est-ce que c'est beau ! C'est magnifique ! Et ça fait du bien, qu'est-ce que ça fait du bien à lire, là, aujourd'hui, dans nos heures actuelles"
Entre deux rives
de Cécile Roumiguière et Natali Fortier
aux éds A pas de loups




FPM

FPM
fEstival pErmanent des mOts
revue de la parOle contempOraine
et j'imagine des auteur.es-poëtes, panier à la main, bottes fourrées aux pieds, à la cueillette des mots qui traînent. 
Tu ne vois pas ça, toi ? Des mots aux accents truculents ou flemmards, des mots fatigués, des mots dégueulasses, des mots usés, des mots nouveaux-nés, ..., et ces incessants hérauts modernes qui les accueillent en leur giron, des paniers comme des filets à papillons, les pieds dans la gadoue souvent ?
Pour l'instant j'y ai rencontré un pécheur d'or*, un ornithorynque à lunettes** et des Gens***.
J'y ai lu aussi de l'italien, que je ne parle pas, que je comprends peu, mais qu'il me plaît tant de lire. Une vraie terre étrangère.
Ça dit :
Ho imparato la pazienza
l'ho percorsa ai fianchi
strettinel tragitto alla bocca

C'est de Alessandro Brusa, c'est extrait de son recueil La Raccolta del Sale, et ça me fait sourire, parce que le lire dans sa langue, c'est exactement ce que ça me fait, une récolte de sel.
*le pécheur d'or, de Marie-Paule Bargès
** l'ornithorynque à lunettes de Frédéric Déchaux
*** les Gens (qui m'ont conduite jusque là) de Christophe Sanchez (merci)
le FePeMos, tu peux le trouver là :
http://www.fepemos.com/




tÊte-de-mUle

Dis voir, je suis tombée en amour.
Avec Tête-de-Mule.
Avec les Bonshommes de Øyvind Torseter d'une manière générale, je crois.
Il y a quelques semaines, je suis tombée dans son Trou, son absurde trou, avec sa couverture en carton kraft épais (tu vois quoi ?) et sa tranche jaune.

Et là, sur l'étagère de la jolie petite librairie Autour des Mots, cette Tête-de-Mule, qui me murmure Hep hep, par ici, moâ, moâ, moâ !

Et toujours ce même bonhomme, entre Moumine et Gaston Lagaffe.
Que je ne reconnais pas de suite. Ce que je reconnais bien, en revanche, c'est le petit tressaillement de mon p'tit cœur à l'appel du livre.
C'est le soir entre mes oreillers que je me suis dit Oh mais toi je te connais. T'es le bonhomme du Trou.
Autre livre, autre époque, ici point de laboratoire high-tech ni de fable urbaine, ici c'est un conte pourquoi pas médiéval et presque picaresque.
Un héros l'air de rien, un cheval (qui a peur des loups), un éléphant et un loup, une princesse du quotidien, un troll-à-ongles et sans-coeur, et des pierres. En gros.
Sur le derrière de la couv', il est écrit :
"Les Garçons, les Filles, Mesdames et Messieurs, Chers Lecteurs : voici l'épique récit, en des temps reculés difficiles, d'une audacieuse entreprise menée avec classe. Une histoire de choix impossible exigeant la plus grande intrépidité. Le parcours d'un jeune homme, devant risquer sa vie afin de (re)trouver ses frères...
Et le bonheur.
A part ça, on y parle aussi de monter à cheval, de dormir dans un sac de couchage, de se promener dans la nature, tout ça."
Je te montre ?
Bref, je suis tombée en amour avec les illustrations et les histoires l'air-de-rien de Øyvind tOrseter. nOrvégien, évidemment.
tÊte-de-muLe
Øyvind Torster
aux éditions la joie de lire