J'ai
pénétré le domaine. J'y suis entrée par la grille en fer forgé,
« rouillée et entrouverte ».
J'étais
vaguement inquiète, le tambourin en sourdine.
« […]
pourtant, rien d'inquiétant dans le profond sous-bois qui lui
faisait face. Chênes centenaires, pins maritimes, hautes fougères,
il s'accrocha à cette beauté verdoyante en inspirant profondément.
Une bouffée miellée de tilleuls et d'acacias. Ça allait bien se
passer. »
J'ai
pénétré le domaine, je me suis laissée envahir par sa flore et sa
faune.
Des
oiseaux, encore.
Je
me suis laissée faire.
C'est
Gabriel qui me les a montrés, d'où j'étais je ne pouvais que les
deviner.
D'abord
il y eut une chevêche d'Athéna, et son « kyitt »
d'alarme dans le vestibule.
Puis
un paon. Un Pavo cristatus. « Un éventail de nacre, une coiffe
nuptiale ou encore un nuage léger flottant au gré du vent. La
beauté de cette roue immaculée lui évoquait une pureté juvénile,
l'amour tel qu'il le rêvait. Quelque chose qui vous laisse sans voix
et qui évince toute autre réalité. »
Une
colonie de grands cormorans. «Ils étaient là, une dizaine,
immobiles, à quelques centaines de mètres de lui, perchés sur un
rocher au milieu de l'étang, altiers avec leur cou en forme de S,
leur bec puissant tacheté de jaune. Était-ce une colonie
sédentaire ? Les grands cormorans faisaient sécher leurs
longues ailes noires qui, mouillées, les empêchaient de voler. Il
avait souvent croisé ces excellents plongeurs, pêcheurs hors pair,
lors de ces baignades avec son père. Il eut soudain envie de les
rejoindre. »
Un
vol d'oies cendrées. « Long, lourd, bas. Pas un souffle d'air,
le silence apparent et pourtant la vie partout. La paix. Ça
commençait. Il le sentait, là, le corps immergé dans l'eau
fraîche, l'air inondé de cette lumière éclatante d'une journée
qui ne voulait pas finir. Une lumière blanche, apaisante, qui
précédait la flamboyance rougeâtre du coucher du soleil. C'est à
ce moment que la vie sauvage s'éveillait et que la végétation
exhalait ses parfums les plus intenses. »
Une
grande aigrette au battement d'ailes blanc, au sommet de la vieille
tour au bois qui grince qui donne sur le marais. « Une place de
choix en haut de cette tour. Une loge de première classe.
Une
vue à trois cent soixante degrés sur le marais. Un concert de
chants, de piaillements, de croassements. C 'était puissant,
symphonique, léger aussi, gai, excitant, grisant. Gabriel en avait
plein les oreilles, plein les yeux. Sa tête se mit à tourner sous
le soleil flamboyant. Il inspira profondément, déploya ses bras,
leva la tête en poussant un rugissement de joie. »
Une
chouette hulotte. Des pipistrelles. Un caloptéryx. « […]
hirondelles, mésanges, moineaux, canards colverts, araignées d'eau,
libellules, papillons, rien d'assez exceptionnel pour elle. »
Un héron avec, en son bec, une anguille.
Et
puis, plus tard, les engoulevents, aux « zigzags inattendus, ,
les chutes et les planés [...] », sur l'étreinte des
amants...
«Le
temps s'étira jusqu'à une nuit profonde dans le brouhaha de ce
chant rauque, des bourdonnements d'insectes, des bruissements rapides
des vols de chauves-souris et peu à peu leurs murmures échangés se
transformèrent en baisers ».
J'ai
avancé pieds nus dans le potager.
« […]
il prit le temps d'observer les rangées de salades, de tomates, de
courgettes largement espacées sur une terre généreuse. Ni trop
sèche, ni trop humide. Travaillée sans être épuisée. Il admira a
richesse des variétés, l'abondance des parterres de plantes
aromatiques. De l'art. C'est ainsi qu'il considérait les potagers
bien entretenus. De l'art sans prétention. Loin du grand cirque
mondain des jardins à la française qui avaient l'impudence de
compter la nature à coup de cisaille.
Il
n'en avait jamais vu d'aussi grand. C'était impressionnant. Tout
avait été conçu pour que ça pousse bien, généreusement,
naturellement. Un jardin bio, sans doute, à en juger par
l'alternance des variétés de tomates et de plantes compagnes,
basilic à petites feuilles ou œillets d'Inde jaunes et orangés.
L'équilibre fragile de la biodiversité, une espèce protégeant
l'autre. Les plus vivaces étant éloignées des plus fragiles. La
vue du potager et la puissance olfactive de ses essences l'apaisèrent
immédiatement. La chaleur avait déjà fait taire la plupart des
oiseaux pour laisser place au chant des cigales. Un chant d'amour,
pensa-t-il, un chant de parade nuptiale. Il se laissa envelopper par
cette musique solaire ».
Je
me suis promenée, le terrain n'en finissait pas et c'était bon,
j'ai rencontré Vincent le jardiner et ses secrets dans les poches,
j'ai allongé mon pas jusqu'à l'étang.
J'étais
calme.
J'ai
esquivé le comte peut-être libidineux et la comtesse
vraisemblablement hystérique.
J'ai
fermé mes écoutilles aux remarques déplacées de la femme de
chambre.
J'ai
retenu mes sarcasmes quant à l'ordre, l'ordre des choses et l'ordre
des gens, que ce petit monde souhaitait voir régner.
« -
Quelque chose te tracasse ? finit par demander Vincent à
l'entrée du domaine.
-
Ce château... et ses propriétaires... Est-ce que tout est normal
ici, ou c'est moi qui délire ?
-
Qu'est-ce que tu veux dire ?
-
Je ne sais pas. J'ai l'impression... »
J'ai
regardé d'un œil circonspect et méfiant la bande d'ados débouler
au château.
Une
inquiétude vague m'assourdit à nouveau le tambourin. Une ombre
rapace.
Mais
non, rien.
Ici,
tout est normal.
Et
j'ai repris ma balade.
Jusqu'à
en oublier le « Thriller » écrit sur la couverture
derrière, la quatrième, juste à côté de Roman Ado.
Un
thriller ? Non, une balade.
Et
puis.
Et
puis elle. Éléonore, une longue-vue, le contour imprécis de
l'atteinte à la vie privée, l'appartenance au groupe, l'obsession.
Plaire, aimer, accéder.
On
n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ? Vraiment ?
Ou
bien tout au contraire, on est trop sérieux quand on a dix-sept ans.
Et
Gabriel a dix-sept ans.
Et
l'amour est une chose sérieuse.
« Il
avait envie de découvrir ses contours, ses mystères, de respirer
ses doutes, ses angoisses, de se rouler dans ses joies. Il voulait
apprendre cette langue étrangère. Celle d’Éléonore.
Elle
est aussi belle que rare , pensa-t-il en refermant la porte sur
cet intérieur de jeune fille, un territoire mystérieux qu'il
n'avait auparavant jamais traversé. »
J'ai
quitté le domaine sans refermer la grille qui grince comme une
déchirure.
J'ai
quitté le domaine, les yeux au loin sur la départementale.
«Bien
au-dessus de la voiture qui ne formait plus qu'une minuscule tache
sur la ligne de bitume, montait un vol groupé de cigognes blanc et
noir. Leurs larges ailes déployées, elles se laissaient emporter
par le vent à des centaines de kilomètres d'altitude, sans aucun
effort.
La
migration avait commencé, la chasse n'allait plus tarder. »
J'ai
quitté le domaine, je me suis fait eue, bien eue, et j'ai bien aimé
ça. Beaucoup.
Le
domaine
de
Jo Witek
Actes
sud Junior.
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