le cAmp des autRes

"Le givre fait gueuler la lumière. Lorsqu'il a voulu ouvrir les yeux, sa paupière gauche était encore collée par le sang."
... ça commence...

"Il s'extirpe de son cocon d'épines, renfroque ses loques et crache un bon coup l'île de glaires, de fer et de sang qui flottait au fond de sa gorge."
...un peu plus loin, c'est comme ça que ça continue. Et je trouve ça beau. Vinau me ferait aimer le spectacle d'un match de boxe avec ses mots, de toutes manières.

"Ha cette enflure de père barrique de merde qui m'a soulevé comme un fagot pour écraser ma gueule contre les murs, je vois encore sa bouche tordue toute dégueulasse quand tu as fourré tes crocs dans son cul ! Ha ça tu lui en as mis une belle. Il a gueulé comme la truie de septembre."

"Entre les arbres une brume de printemps trempe le jour qui se lève. Il crache dans ses mains. Soulève puis porte de ses deux bras le corps blessé de la bête. Pas à pas il avance."

Je te laisse, je commence la page 17. Et je n'y suis plus personne.

C'est ce que j'écrivais le 11 septembre.

Le 16, je l'avais refermé, ça dansait et ça me palpitait dedans. Et j'écrivais ça :

Ce livre est chemin.

Les livres que j'ai lus, au changement de saison, se tiennent la main. Et c'est pas fait exprès. Neverland, Le camp des autres. Et Sirius est leur petit frère.

Je me sens bénie des dieux, ceux que tu veux ou d'autres, d'avoir appris à lire, d'avoir appris la coulée douce des lettres ensemble pour entendre leurs chants.

J'ai rencontré des livres-compagnons, qui font jambes, qui marquent. Et puis il y en a quelques uns, ils ne sont pas nombreux, trois-quatre albums et deux-trois romans, peu importe, qui sont mes livres préférés au monde. Le camp des autres, à la moitié du bouquin, en était déjà un.

Un livre préféré au monde.


"Dans le ventre sauvage d'une forêt, la nuit est un bordel sans nom. Une bataille veloutée, un vacarme qui n'en finit pas. Un capharnaüm de résine et de viande, de sang et de sexe, de terre et de mandibules. Là-haut la lune veille sur tout ça. Sa lumière morte ne perce pas partout mais donne aux yeux qui chassent des éclairs argentés. Gaspard est recroquevillé contre le chien. Á moitié recouvert par lui, il le serre dans ses bras trop courts. Le feu n'empêche pas d'avoir froid, le maintient dans un demi-sommeil parcouru de sursauts. Le feu n'empêche pas d'avoir peur, le monde entier autour d'eux grouille comme une pieuvre sombre. Le vent siffle, souffle, gémit, gonfle les buissons comme des poitrines et fait craquer les branches. On entend les insectes sous les écorces, les becs de rapaces qui fouillent dans les goitres égorgés, les petits os craquants sous les mâchoires des rongeurs. On dirait que c'est le sol tout entier qui bouge. Et au loin parfois, lorsque tout se calme, un hurlement éventre le vide noir qui les entoure. Il y a des loups, ou des hommes quelque part, qui se déchirent l'âme. Il y a des peines, des cris, des grognements tout autour qui givrent jusqu'à l'aube."


"La nuit a marché lentement sur ces corps abîmés. C'est long à traverser une nuit. Elle a pris son temps pour imbiber chaque parcelle du corps de l'enfant, chaque recoin de sa pensée malmenée d'une poisse sans lumière. Gaspard ne pense pas. Ou peu. Ou mal. C'est sa peur qui pense. C'est son ventre retourné."


"Ce qui devait mourir est mort. Le reste a patienté, mijoté dans l'absence et le silence couvé de la neige. Á présent, un petit monde tout neuf est là pour dévorer le jour. Avril tout cru, ou début mai. Une lumière jeune et vive traverse les couches du temps, descend de plus en plus bas, jusqu'aux premiers bourgeons cachés dans leurs plis. Les grouillances se déplient dans une danse immobile, l'ascension du vivant grimpe avec le jour. Le ciel fait des pirouettes."


"En s'approchant, on peut distinguer au niveau du sol, entre les repousses et les drageons, un tuyau à poêle qui sort de terre et laisse échapper par petites volutes régulières de la fumée. L'homme accélère le pas avec la légèreté de celui qui arrive chez lui. On comprend que sous ses pieds il y a un toit. Une maison enterrée sous ce qui ne semblait être qu'un tertre. Il tient sa besace dans la main gauche et s'aide de la droite pour se tenir aux troncs en dévalant la dernière pente. Entre deux rochers massifs qui tiennent lieu de gardien, une porte couverte de mousse."


"Ses derniers souvenirs sont ceux du Général qui dit Chante ma juive, et de cette femme aux yeux-serpent qui entonne dans une langue étrange un chant de braises et de nuit, de larmes et d'étoile orpheline, la plus belle chanson que Gaspard ait jamais entendue."


"La nuit donne un nouvel écho aux chants de la forêt. Les brames et les hululements prennent la matière que l'obscurité vole au jour, ils deviennent épais, solides, pointus. Les menaces changent de géographie. Les diurnes se tassent dans l'espoir de garder un peu de leur chaleur pendant que tout un nouveau monde se réveille pour faire grouiller la nuit. Ça attaque par en-dessous.Ça grignote. Ça bondit et accule. Ça surgit. Le soir, Gaspard traverse un nouveau pays au grappin de sa bougie. Il tente d'escalader les lettres et les signes. Suit d'un doigt hésitant des arabesques noires qui soudain prennent vie en dévoilant un sens. Ça l'ennuie et le fatigue. Il ne pense pas parvenir de l'autre côté mais il pressent le pouvoir que ce savoir suppose, il devine également la dimension sacrée qu'il revêt pour Jean-le-blanc alors il s'accroche. C'est pas plus dur que de curer le sol d'une écurie. Parfois lui prend l'envie de planter son poinçon et d'éventrer les livres. Tout est laborieux ici, mais tout semble tenir, droit et costaud, alors il persiste. Mais tout de même, pour une plante, une lettre, un mot, le temps que cela prend, la lutte contre soi que cela représente, de se confectionner quelque chose à savoir."


"La clarté que l'on nous refuse, nous la volerons avec le feu. Nous coiffons la nuit au poteau. Nous rallumons les nues. Nous sommes la suie qui ne mérite pas l'azur. Nous sommes la chair rouge des braises. La petite viande perdue. [...] Nous sommes les fauves en exil. Les apatrides. Les moins que chien."


"C'est vers l'automne précédent, celui de 1906, humide et froid comme la mousse des cimetières, que Gaspard avait entendu parler pour la première fois de la Caravane à Pépère."

Le camp des autres
de Thomas Vinau
chez Alma éditeur

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