« L'Aube
au-delà
de mon corps de ma peau il n'y a rien ou bien l'océan la guerre la
maison d'enfance ma mère ils ne sont pas moi ils ne se confondent
pas un instant avec moi je me suis découpée selon les pointillés
j'ai un tout petit corps qui tient entier dans le miroir il
m'appartient.
[…]
Marie
G. perçoit tout à cette heure qui n'est ni la nuit, ni le jour.
Tout, la pousse des racines de l'arbre étique planté dans la cour,
les cliquetis de clés aux ceintures des nonnes, les gardiens auront
beau se déchausser, marcher pieds ns dans les couloirs au matin de
l'exécution, elle percevra, elle en est sûre, le frottement des
chaussettes sur la dalle nue, les souffles épaissis par le mauvais
sommeil, le rhum, l'odeur du tabac noir, le froissement de leurs
vêtements à chaque pas, et bien avant, depuis le milieu de la nuit,
l'emboîtement sourd des pièces de la guillotine, la rotation des
vis dans les perforations du bois, des boulons fixés au couteau, le
son de la corde à travers la poulie graissée, chaque glissement de
galet dans les rainures des montants jumeaux alors qu'on hisse la
lame jusqu'au chapiteau, et maintenant elle compte les silences ;
pas de vis : de boulons ; de galets ; de clés ;
de chaussettes sur le sol froid. Le silence goutte.
[…]
Une
avorteuse. Henri D. tremble. Il a bu un demi-litre de vin blanc ?
Son palais râpe. Il décolle du bout de l'ongle l'étiquette de la
bouteille. Il caresse du pouce la surface bombée de son verre, le
bleu de l'aube l'irise comme une flaque d'essence. Une avorteuse. La
terreur d'Henri D., c'est de ne rien voir au fond des yeux d'un
condamné, ni la victime, ni le crime, il y a ces résistants, ces
communistes que je me force à regarder comme des salauds et j'ai
envie de vomir de trouille, de honte, je ne vois pas la victime dans
les pupilles, la souffrance d'une victime. Je cherche, je ne trouve
pas, je suis en nage, j'ai peur, la lame tombe et mon corps rétrécit,
alors le spectre de ma mère serre ma gorge, elle m'étrangle, elle
ne veut pas d'un fils comme moi. Je suis l'Exécuteur en chef des
arrêts criminels, autrement dit bourreau, pour l'amour d'elle, payé
à gages comme un domestique. Je tue, mon corps s'étend, lourd,
puissant, je tue.
Henri
D. suce le sang qui perle sur le dos de sa main. Le jour pointe sous
les stores. Henri D. les relève juste assez pour s'aveugler de
soleil.
[…] »
Ils
s'appellent L'aube, Midi, 16 heures, 22 heures et l'Aube.
Ce
sont les chapitres de Qui touche à mon corps je le tue, de Valentine
Goby.
5
chapitres et 3 voix. 3 noms.
Lucie
L., Marie G. (il y a eu 50 462 Marie nées cette même année 1903,
et dans le bourg de Marie G., trois Marie G. du même âge. C'est
écrit.) Et Henri D.
Jules-Henri
D. en fait.
L'avortée,
l'avorteuse et l'exécuteur.
Une
femme, une faiseuse d'anges, un faiseur de mort autorisée.
Je
te remets un bout de l'Aube, la première, parce que j'aime ça
terriblement, et puis j'arrête.
« Elle
se faufile, s'égare entre les couleurs, les sonorités de son prénom
prennent les teintes des sirops, les goûts de la guimauve, du
bleuet, de l'orgeat, de la rose dans lesquels sa mère et elle,
assises sur les marches d'un escabeau, plongent leurs doigts après
le jeu. Elles recommencent un peu plus tard, la bouche de la mère
passe derrière les liqueurs mauves, vert pomme, anis qui colorent
chacune à son tour le prénom de l'enfant. [...] »
Tu
le vois l'entrepôt toi aussi, n'est-ce pas ? Tu les vois tous
ces bocaux.
Quand
on me l'a offert, on m'a dit « tu verras, c'est du très très
ciselé, une approche intelligente et très fine de l'histoire, la
petite et celle celle avec le grand H. ».
Moi
je trouve qu'on n'a pas menti, punaise, ce que c'est bon à lire.
Rude, mais bon.
Et
on ne lâche rien de ces avancées qui pourraient bien reculer un
jour, je nous préfère enfants de Simone (Veil) et Robert
(Badinter).
Qui
touche à mon corps je le tue
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