Comment se fait-il, dis, comment se fait-il qu'on ne parle pas plus de ce livre ?!
Ou bien c'est moi qui ai du sable dans l'oreille, trop de
vent dans les yeux, qui n'ai pas bien vu, qui ai si peu entendu ?
Le
fils de l'ombre et de l'oiseau.
d'Alex Cousseau.
Ou
Pawel sur la route.
Sur les routes.
Sur les routes.
Je
dis Pawel, d'autres choisiraient Poki la femme-oiseau, Alma-la-douce,
Wari la fille du serpent, Cosmo ou Galvarino, Mocha, la mule, le
cheval, le fleuve, la montagne, l'océan. Les airs.
Une
voix, des vies, des voies.
Des courants.
Je
pourrais te dire des courants d'air, des courants maritimes, des
courants fluviaux, des voies navigables, des voies terrestres.
Je
pourrais, mais je trouve la terminologie très géographique, j'ai
peur que ce te soit restrictif, or je voudrais que tu entendes dans
ces mots la respiration et les élans. Tu les entends ? Les courants
de vie. Les élans.
«Tout se tient, se répète Pawel.
C'est le même élan. Un élan de vie.»
Ce
livre est sentiers.
Je t'en lis un bout ?
«
Au commencement, un cheval appaloosa surgit à la nage. Il arrive
d'on ne sait où. D'une autre île ou d'un continent plus éloigné
encore. D'Europe ou d'Amérique. C'est un cheval sauvage, à la robe
tachetée de sombre et de blanc, aux nerfs saillants, aux yeux
injectés de sang. Un cheval au bord de l'épuisement. Il a pu
voyager des jours et des jours en luttant contre les vagues, des
nuits et des nuits en se laissant porter par les courants.
Probablement qu'il a sauté d'un bateau. »
«
Du vivant de notre grand-mère, la plupart des moais gisent déjà
couchés, visage enfoui dans l'herbe des prairies, entourés de
crânes, de mâchoires et d'os. Leurs yeux ne regardent plus les
étoiles. Ils se sont décrochés de leur orbite, et baignent dans
des flaques d 'eau croupie. […]
Elle glisse dans l'ombre
de la statue et examine de plus près le visage de pierre qui lui
fait face. Le moai a un air triste. Parfaitement immobiles, ses
lèvres font la moue. Mais le basalte dont il est constitué est
poreux. Et par toutes ses pores s'échappent encore cette étrange
voix aux accents funèbres. […]
Les minutes suivantes, le moai
reste muet . Poki attend patiemment. Le vent faiblit, s'éteint,
avant de revenir en force. Plusieurs rafales effarouchent les
oiseaux, et font onduler les cheveux de la jeune fille en même temps
que les hautes herbes alentour. Mais la pierre ne bronche toujours
pas. […]
- Il n'y a rien sur cette île.
Poki passe sa main
sur la bouche du moai. Elle palpe les lèvres de pierre, aussi
longues que deux grands serpents endormis.
- Il n'y a rien,
continue la voix. Ni dessous ni dessus. Rien que des os et des
cailloux, et des hommes affamés qui feraient mieux de partir
ailleurs. Même les arbres ont compris ça. »
«
Pommelée d'écume, la mer grossit et troque sa palette de verts et
de bleus contre des gris et des ocres métalliques. Le ciel se charge
de lourds nuages teintés de mauve. Le froid devient plus vif, les
vents se font plus instables encore. Peu à peu, l'hiver austral
s'installe. »
«
Alma-la-douce n'a jamais cru au hasard. En bientôt un demi-siècle
passé sur cette terre, elle a déjà vu de près onze cadavres. Au
cours des deux hivers précédents, l'océan en a rejeté trois sur
le rivage tout près d'ici. Alors si aujourd'hui les vagues lui
déposent un corps qui respire encore, c'est un signe. Cette
femme-oiseau, elle va la dorloter. Elle va la recoudre, elle va la
remplumer. Elle va la rendre à la vie. »
«
Alma m'apprend à écrire. C'est elle qui me montre les verbes, elle
qui m'écrit les mots et leur orthographe, qui me les mime et les
dessine pour que je sache quand les utiliser. Ensuite je les mélange
à mon goût pour parler sur le papier. […] Sans verbe et sans Alma
mes mots n'existent pas. Le jour où Alma m'apprend à conjuguer les
verbes, je ne retiens que le temps du présent. Je lui dis que je
n'ai pas besoin des autres.
Pour me répondre, Alma écrit : "Tu
AURAS besoin des autres. Pour avancer. Pour te souvenir ou te
projeter. Ou alors tu es un oiseau blessé, aux ailes brisées, aux
pattes cassées et tu ne guériras pas."
Et moi je dis :
"Non, je vais guérir. Mais j'ai besoin de toi." Et mon
regard plonge dans celui d'Alma, ma main se pose sur mon ventre plat,
quand je dis TOI je pense à deux personnes, une morte, l'autre pas
encore née, Alma et Pawel.
"Tu DEVRAS compter sur d'autres
personnes, écrit Alma. Ce n'est pas bon de rester seule dans le
présent."
Elle a peut-être raison, mais en attendant le
temps passe, et c'est toujours du temps présent. Celui d'hier glisse
derrière, celui de devant s'annonce dès maintenant. Hier et demain
vivent avec nous aujourd’hui dans la même course, comme l'amont et
l'aval du torrent. […] »
«
Alma sait le nom des plantes et des animaux, des pierres et des
étoiles. Elle connaît le nom de tous les oiseaux d'ici. Les
pétrels, lourds et maladroits. Le zorzal, qui fait son nid sur le
toit de notre cabane. Et même le nom des vents, parmi lesquels mon
préféré, le williwaw, un vent soudain, imprévisible, qui descend
des montagnes plus vite encore que le torrent. »
«
- Tous les jours se ressemblent, répète Cosmo.
Et il ajoute
aussitôt :
- De loin, ils se ressemblent. Ils durent vingt-quatre
heures, ils comptent tous un matin, un midi et un soir. Même
costume. Et pourtant ils sont différents. Ils sont différents dans
les plis. Parce qu'en chacun d'eux, il y a des choses cachées, des
imprévus, des arrivées, des départs, des secrets. Comme en chacun
de nous. »
«
Les jours suivants, tout continue comme avant. »
«
Des journées entières Wari se tient là sur le rivage, accroupie,
les pieds dans l'eau. Elle attend. Elle ne sait pas précisément ce
qu'elle attend, mais les anciens du village lui ont appris une chose
: le fleuve dans lequel elle vient tremper ses pieds chaque jour
n'est jamais le même. L'eau vient de l'amont, elle va vers l'aval,
elle ne peut pas tourner en rond. Les arbres, les animaux et les
hommes se sont installés ici depuis longtemps, mais le fleuve ne
fait que passer. Le fleuve ne s'arrête jamais, il n'est que
mouvement. »
«
Autour, la forêt grouille de parfums entêtants. Des cris rauques,
des chuintements, des mélodies lointaines se succèdent, ou
s'entrelacent. Quelques papillons d'un bleu métallique
tourbillonnent entre des lianes de fleurs, des colonies de fourmis
escaladent les troncs couverts d'épines. Et là-haut, tout là-haut,
les kapokiers, qu'on appelle aussi les arbres-ancêtres, touchent le
ciel, déchirant des flotilles de nuages en lambeaux.
C'est
un endroit parfait pour reprendre son souffle. »
«
Ce cheval a une boussole dans la tête. Ce cheval sait où il va. Il
semble le seul à savoir où ils vont. »
«
Nous sommes à l'étroit dans une maison de pierres et de bois, un
toit en coupole et une unique fontaine. La porte est close, des
cordes pendent au plafond, un feu nous éclaire et nous réchauffe,
l'eau bout dans une marmite, par la cheminée on entend le vent rugir
partout dehors et le cheval palomino hennir encore plus fort que la
tempête, comme n'importe quel animal hurlerait en ressentant dans
ses entrailles qu'à ses côtés un petit homme est né. »
«
C'est qu'ici comme ailleurs, le quotidien vous endort. Puiser l'eau
au ruisseau, aller jusqu'à la forêt pour tailler du bois,
consolider le toit en coupole, construire un appentis pour abriter
les poules, soigner les chèvres, travailler la terre, chasser les
serpents... »
«
En apprenant le fonctionnement de la montre, et cette notion d'un
temps qui coulerait toujours à la même vitesse, Wari tique un
peu.
- Autrefois j'ai vécu au bord d'un fleuve, dit-elle. Et je
peux vous assurer que son débit variait souvent. Pareil pour ce
ruisseau. Après la fonte des neiges, il passe beaucoup plus vite que
maintenant. »
C'est
l'histoire d'une forêt qui a pris la poudre d'escampette. C'est
l'histoire d'une forêt qu'il faut ramener.
C'est une
révolution qui tourne en rond, ce qui est propre à sa définition,
non ?
C'est la femme-oiseau qui vole, qui nage, qui pépie
la nuit dans son sommeil, qui marche aussi. C'est l'enfant qui se
déguise, c'est le chiffonnier qui habite ses rêves et son présent,
c'est la femme-aux-huit-doigts qui dessine et dessine et dessine.
C'est le tricorne noir à doublure secrète qui coiffe des têtes ou
des plafonds.
C'est Butch Cassidy qui dort sur ses deux oreilles
cette nuit-là et peut-être qu'il ne devrait pas.
Je
te dis tout ça, je t'en lis un peu, mais je ne te dis rien de la
trame. Des trames. Non, de la trame.
«Tout se tient, se
répète Pawel. C'est le même élan. Un élan de vie.»
Ton
récit, tu te le feras.
Mais vraiment, non, je ne comprends pas
pourquoi, comment il se fait qu'on ne parle pas plus de ce livre
là.
Il est fabuleux.
*
S'il fallait en faire de la réclame, je dirais quelque chose comme "plus fort que Redford et Newman réunis"
**
Si on me demandait des nouvelles de mes vacances, je pourrais
raconter mon périple, en regrettant presque de ne pas avoir envoyé
de cartes postales : je pourrais dire que j'ai eu sec, que j'ai eu
froid, que j'ai eu mouillé, poussiéreux, que j'ai eu moite, que
j'ai eu indolence et léthargie, que j'ai arpenté un continent, sa
jungle, ses montagnes, que j'ai déserté un confetti, chevauché un
fleuve et balayé un océan. Que j'ai vu un siècle s'éteindre et un
autre s'ouvrir.
Le
fils de l'ombre et de l'oiseau.
d'Alex Cousseau
collectiondoado au Rouergue
d'Alex Cousseau
collectiondoado au Rouergue
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire