dans le désOrdre

En vrac.
La tête à l'envers, l'estomac retourné, la tripe qui soubresaute, t'as la tronche intérieure d'un Picasso période post-cubiste.
Les dernières pages que tu sens venir, dont tu ne veux pas, mais le bouquin tu ne veux pas le lâcher non plus. Alors, c'est une petite valse que tu danses avec toi-même. Et vas-y que je te repose, que je me ressers un café, un verre d'eau, que je me roule une clope, oh tiens une mouche qui bzzzzte, et cette fleur, là, n'était pas ouverte tout à l'heure. Une petite page, deux, tu pousses jusqu'à trois. Tu reposes. Tu jettes un œil ailleurs, tu respires. Tu sens venir, et tu sais que tu va y aller. Et tu y vas.

J'ai lu là les luttes, toutes les luttes.
Les luttes actives, réactives, et d'autres poussives, les luttes armées, désarmées, désarmantes. Les luttes déclarées, les luttes déclamées, les luttes revendiquées et leur pas de deux en silence. Les luttes larvées aussi, d'autres souterraines. Les luttes binaires, bipolaires. Les luttes debout, assises, avachies, fracassées sur le trottoir. Les élans qui poussent, qu'on repousse et qui repoussent. Les énergies balbutiantes qui apprennent à grandir.
Les mêmes ritournelles, les fatigues qui se passent le relais et celles qui se passent de dormir.

Je me souviens, la première fois qu'on m'a parlé des mots de Marion, c'était il y a longtemps et pour un autre roman, on m'a parlé de « son écriture juste ». Je me souviens m'être demandé alors « tiens, c'est quoi une écriture juste ». Puis je l'avais lu ce roman (Frangine), et j'avais compris. Oui, juste.
Et là encore, oui, juste. Parfaitement juste. C'est pas rien, hein « parfaitement » ? C'est effrayant comme mot. Il y a quelque chose d'implacable qui résonne dedans, tu trouves pas ? Mais peut-être qu'il y a de l'implacable dans ce roman-là. De l'implacablement vivant.
Mais d'accord, n'effrayons personne. Du « justement juste » alors. Du « terriblement juste ». Oui, du « terriblement juste », ça me plaît bien.

Je sais pas comment elle fait, Marion Brunet, pour choper le trait de chacun sans le caricaturer, jamais. Ou alors pas plus qu'ils ne le sont comme on les connaît en vrai ces gens-là. Nous. Chacun.
C'est l'amour peut-être. Il y a quelque chose de l'ordre de la bienveillance, de la tendresse, dans les yeux et les mots qu'elle pose, Marion, sur ses humanités, entières ou à moitié, qui font ce qu'elles peuvent, à se casser le bras parfois. Des humanités qui se questionnent, qui tâtonnent. Qui avancent, reculent, essayent encore, reprennent. Ne lâchent pas.
Des luttes dans lesquelles y a pas qu'une seule bonne façon de marcher.

Je t'en mets des bouts ?

« La rumeur est immense et fait vibrer Jeanne, comme un début de fièvre. Les frissons lui remontent le long du dos, griffent sa nuque. Quelque chose va se passer bientôt, quelque chose qui gronde et qui menace. Elle le sait, sûr et certain. Ça sent la rage et la sueur des énervés. »

« Jeanne comprend, en forçant son cœur à battre plus calmement, qu'elle fait partie de ceux qui ne comptent pas et ne sauront jamais compter : une cinquantaine en fin de manif, armés de leurs mains, contre deux cents CRS et flics avec matraques et boucliers ; c'était mort d'avance, déjà joué. Elle secoue la tête, bien plus bouleversée qu'elle ne voudrait l'admettre. »

« Le barbu tâte son nez, grimace et se marre.
- C'est très moche ?- Je sais pas comment t'étais, au départ. Peut-être que t'es mieux !  
Les deux rigolent en serrant les deux, parce que merde, ça fait mal quand même.
Basile tend la main.
- Moi, c'est Basile.
- Jules.»
« Tonio ressert du café. Jeanne savoure l'instant, au milieu de la petite meute pensante, discordante sans doute mais qui rêve d'amorcer un siège, une lutte. Elle ne cherche pas d'échappatoire. Il y a longtemps qu'elle refuse la bouillie fade d'une vie calibrée et d'un système dégueulasse, déjà mort – Marc a tellement raison. Le cynisme ne suffit plus,et elle a envie d'écraser du talon sa lucidité triste. Elle veut faire partie de l'agitation, du grand Tout qui bourdonne : entrer dans la danse. Mais pas toute seule, non. La solitaire en elle se laisse amadouer par l'élan, par les autres. »

«  Pas qu'elle soit timide, Alison, pas du tout – mais méfiante, oui. On ne lui a pas appris à faire confiance, alors elle fait gaffe, la plupart du temps. Parce que le monde qui l'entoure, en plus de le trouver injuste, elle le trouve franchement menaçant. Depuis longtemps elle a appris à s'immerger dans des groupes, discrète, pour faire corps avec d'autres. Et elle sent, d'instinct, que ses dernières rencontres ont un goût de remparts, qu'elles sauront accueillir ses petits bouts de noirceur avec une joie compensatrice, sans l'emmerder. »

« Marc ne parle jamais de ses parents. Basile un peu de sa mère, c'est tout. Ali, en revanche, cite son père à chaque fois qu'elle a besoin d'un exemple comparatif pour citer un connard. Jeanne, elle, évite. Les parents, c'est une sorte de zone tabou, qu'elle laisse en lisière, dans l'ombre. Et pourtant, comme une corde raide et solide, impossible à couper, sauf à l'usure... »

« Enfant, elle apprenait les mots comme une bouillie magique : couper, tailler, trancher, émonder, faire revenir, blanchir réserver, rissoler, malaxer, étaler, saler, poivrer, épicer, goûter... Poésie de cuistot. »

« - Non, justement pas. Le pouvoir des mots est immense, tu sais. Il transforme la nature des choses, la façonne. C'est pour ça que je me méfie des idéologies... et des idéologues. »

«  - Tu fais des heures sup, Basile ? Ça la fout mal pour anar, non ? »

« Jules finit son café d'un mouvement lent, regarde Tonio avec une sorte de reconnaissance. En voilà un qui a connu, comme lui, ces bouts de jardins posés côte à côte, octroyés aux ouvriers logés dans des immeubles tristes et hauts. Jules se souvient de celui de ses grands-parents, envahi de plants de légumes, qui constituaient une bonne partie des repas familiaux. Et les petits plants spéciaux de sa grand-mère – juste pour lui et ses sœurs : groseilles, framboises, myrtilles. Sa grand-mère écrasait pour eux toute cette acidité sucrée. Il en a presque la saveur sous la langue, qui l'émeut soudain ; pris par surprise, attrapé par le souvenir. »

« Jeanne le voit clairement, à présent : chacun d'entre eux est devenu les autres. Ils faisaient groupe déjà, nombre aussi ; ils sont devenus unité. Non que leurs personnalités aient changé, ou qu'ils aient perdu de vue qui ils étaient séparément ! Mais ils se sont déversés en chacun, à tour de rôle et tous ensemble, pour former ce bloc, cette entité dure et pourtant si fragile du Nous. »

« La fenêtre ! Marcher jusqu'à la fenêtre. Ouvrir, respirer, sentir la chaleur -les nuages, tiens. L'été est arrivé sans qu'elle le réalise, éclatant de lumière jaune, coassements de grenouilles, crissements d'insectes gourmands. En ouvrant la fenêtre, en cette fin d'après-midi, elle se souvient de la course du temps. Du rythme des saisons. Les couleurs la percutent : un ciel plutôt lisse mais du bleu, et quelques verts. »

« Il a choisi de marcher, de s'exténuer sur les sentiers, passer par l'intérieur pour supporter à nouveau l'en dehors. »

« Bêtes apprivoisées, pas si mal élevées, qui reprennent leurs droits à la sauvagerie . »

« La rage, la lutte et l'odeur des cabanes. »

Attention, livre avec des gros mots dedans. Comme Anarchie. Squat, libertaire, autogestion, système. Mais pas que. 

Dans le désordre
Marion Brunet
X' - Sarbacane

 

l'été ciRculaire

Qu'est-ce que tu veux, j'aime l'écriture de cette nana. J'aime ses mots, j'aime son rythme, j'aime son ton.
À chaque fois, ça me prend dès le début et ça ne me redépose qu'à la fin, la toute fin.
J'aime son regard posé sur les gens, implacable et pas dupe. (ou alors c'est moi qui y vois ça) avec quand même de la tendresse dedans, ou de l'affection (ou alors c'est moi qui y vois ça), jamais de condescendance. Une radiographie en sous-vêtement. Elle voit la gangrène ou les bubons en haut des cuisses, sous les jupes et les pantalons, et elle les raconte, sans fioritures, sans s'attarder non plus, et sans plomber. Et la vie qui continue.
J'aime les mots qu'elle pose sur les cassures et les cassés, simples, beaux, et justes. On en revient toujours à ce mot-là, avec l'écriture de Marion. Juste, c'est ça. Ça tourne pas autour, ça n'épargne pas, ça n'enfonce pas non plus. C'est beau, ça croque, ça dit, et ça tombe pile. C'est espiègle aussi. Et acéré.
Et puis le rythme. J'aime les rythme de ses mots. J'aime la lire, j'aime la dire, ça roule tout seul sur la langue. Ça pourrait faire comme un chant, ou comme une danse, mais pas de salon.
Bref, je viens de voir filer un été avec Marion Brunet et c'était bon.
"Jo observait sa sœur floutée par la vitesse : un an de plus, un crâne de piaf, un port de reine. Seize ans à s'agiter dans le monde, effleurer le vide, éclore sans apprendre. Devenir encore plus jolie que l'année d'avant, et un peu plus conne. C'est drôle que, des deux, ce soit Céline l'aînée. Johanna n'est pas particulièrement raisonnable, mais elle porte un peu de cette lassitude désespérée qui fait parfois office de maturité, même à quinze ans."
"Le père a mis du temps à réaliser que Céline, conforme à l'étiquette, savait sans avoir appris. Il avait été le premier à lui en faire compliment, fier comme d'une génisse, fallait pas qu'il s'étonne. Céline était belle et en jouait, vu que sa capacité attractive était inversement proportionnelle à la profondeur de son champ de vision. Pour Céline, l'horizon allait jusque-là où elle pouvait voir. De la maison, ça donnait sur les collines du Lubéron. Des fenêtres du lycée technique, elle pouvait pousser jusqu'au mont Ventoux. Au-delà commençait l'horizon de sa sœur. Mais ça, c'était pas pour tout de suite."
"Ici, l'été, d'autres choses étaient permises. On était fort et intrépide, le courage se mesurait à la hauteur d'un saut, à l'audace d'un plongeon. Les filles surgissaient hors de l'eau en hurlant qu'elle était glacée, la peau marbrée de rouge, les frissons sous les serviettes. Il y avait celles qui plongeaient aussi loin que les mecs, et celles qui restaient sur le bord, frileuses, les reluquant d'un œil moqueur, évaluateur. C'était pour ces dernières que les garçons devenaient braves ; au fond, ça ne les intéressait pas vraiment, les filles trop courageuses. Sauf Saïd, justement. Il revoyait les corps graciles marchant sur la cime de la cascade, un pied après l'autre comme sur un fil pour traverser la berge, lisses et déhanchés, bras écartés pour tenir l'équilibre. Les mecs bavaient en suivant les croupes, le tissu tendu des maillots de bain. Lui aussi il en bavait, surtout après, en y repensant."
"Manuel ne dit rien. En haut de son grand corps de gladiateur, sa tête dodeline de fatigue et son tic n'a pas cessé, c'est même pire : sa joue bouge toute seule sous ses lunettes de soleil. Ses mains bousillées sont planquées au fond des poches de son blouson, alors qu'il fait déjà beaucoup trop chaud pour en porter un. Il frotte ses doigts l'un contre l'autre, les petits bouts de béton sec s'effritent contre le tissu. Ses phalanges douloureuses, irritées jusqu'au sang, lui rappelle qu'il est vivant."
"La pluie redouble soudain, l'enlise jusqu'aux chevilles, et les trombes fracturent le paysage, isolant la jeune femme du reste du monde. elle n'y voit plus à cinq mètres ; de toute façon, ça tombe si fort qu'elle est obligée de fermer les yeux. La pluie cliquette sur son corps, cingle la peau et s'y écoule, caresses après coups. Ça dure quelques minutes, ou beaucoup plus, une danse avec très peu de gestes. Et puis sa tête bascule en arrière et Johanna pousse un long cri de gorge et de bête, un cri qui n'est pas une plainte ni un appel mais un peu des deux, un cri qui la prolonge, rauque et euphorique. Mais lorsqu'elle va jusqu'au bout de son souffle et qu'elle se tait, c'est un autre cri qui répond à son silence ; plusieurs cris en réalité, qui se mêlent au bruit de la pluie, et qui viennent de la maison des grands-parents. Elle croit même entendre son prénom.
Est-ce qu'ils sont inquiets pour elle ? Ou c'est autre chose ?
La magie est passée : la transe étrange, pieds dans la boue, lui semble décalée, honteuse. Elle se rhabille, le jean colle et elle a du mal à l'enfiler, elle laisse tomber les chaussettes et galope pieds nus jusqu'à la propriété, une basket dans chaque main."
L'été circulaire
Marion Brunet
Albin Michel

des cArpes et des muEts

Ils s'appellent Phlox, Hilaire, Polycarpe, Clovis, Nazaire. Y a Jean-Guy aussi, le petit. Elles s'appellent Irmine, Prisque, Basilide. C'est le petit monde d'un petit village, par là. C'est l'été et il fait chaud. On vide le canal pour lui nettoyer la boue du fond, et on y trouve un sac plastique, neuf, avec des os dedans. Et pourtant il ne manque pas un squelette au cimetière.

Ça s'appelle Des carpes et des muets, c'est Edith Masson qui l'a écrit, et c'est réjouissant à lire.

"Hilaire poussa la porte du bistrot. La salle était dans l'ombre, Nazaire avait tiré les rideaux.
Juchés sur les tabourets, des habitués du matin, avachis au comptoir, se taisaient, les yeux dans le Picon. Autour des verres, des mouches ivres tournaient en rond. Ils levèrent la tête quand les trois hommes et Phlox entrèrent.

- Sers-nous un coup, Nazaire, dit Clovis en faisant claquer le sac d'os sur une table que le cafetier avait briqué le matin même avec soin.
- C'est quoi cette saloperie ? dit Nazaire, les mâchoires en avant - il était maniaque.
- Un squelette.
Nazaire eut un geste de recul. Au zinc, les habitués se balançaient sur leurs tabourets. Ils attendaient la suite. Ils hésitaient à venir voir, au cas où ce serait une blague. Mais Polycarpe, théâtral, extirpa un crâne tout ce qu'il y avait d'humain. Puis les os, un à un."

"Et ce matin de grande crue où, en ouvrant sa porte comme il aimait le faire aussitôt levé pour humer l'air, il avait trouvé la rivière immobile et froide à ses pieds, drap monté pendant la nuit, venu border les rues et les maisons. Saisie à l'aube d'un gel vif. Il avait longuement contemplé la vallée, lisse, grisâtre, mer figée, crevée de troncs étranglés, broussailles noires, poteaux électriques. [...]"

Des carpes et des muets
Édith Masson
Les éditions du sonneur

bOndrée

Pendant qu'il ne neige pas ici, je lis canadien, et c'est une riche idée sais-tu !

Bondrée, l'incroyable Bondrée, vient juste de sortir en poche et c'est une aubaine.
Bon, incroyable, c'est pas le mot qui lui va le mieux. C'est juste que je fredonne Dans la jungle terrible jungle en même temps que j'écris, et dans l'élan,va comprendre, j'ai repris le rythme.
🎼 Dans les bois de, Bondrée les bois, l'trappeur a surgi c'soir 🎶
(mouais. Désolée)

C'est l'été, au bord du lac c'est familial, les cabanes sont en rondins de bois et autour c'est la forêt.
Et dans la forêt, il y a, il semblerait, un trappeur-hanteur. Qui a comme des comptes à régler.
C'est Andrée A. Michaud qui a écrit Bondrée, et c'est chouette comme elle écrit Andrée A. Michaud. Ça commence tout doux l'air de rien, ça te prend tout de suite par la main, et zou, ça t'embarque, tu lis français, anglais, canadien, tu t'en fiches, tu comprends tout et tu te régales.
Moâ, en tout cas, j'ai fait bonne chère ! Un chouette de polar !

« […] Que faisait Ménard dans les bois ? avaient d'abord voulu savoir les policiers, et Ménard n'avait d'autre réponse à cette question que la plus banale. Il se promenait, c'est tout, parce qu'il aimait se promener, marcher sous le couvert des arbres et observer les jeux de lumière sur l'enchevêtrement des racines moussues. Il ne pouvait cependant expliquer pourquoi il avait pris cette direction plutôt qu'une autre. Il s'agissait d'une affaire de hasard, d'impulsion du moment. Un détail attirait votre attention, une éclaircie familière, et vous décidiez de vous enfoncer dans le bois à cet endroit.
Ménard ignorait quel chemin il aurait emprunté s'il avait su ce qu'il découvrirait ce jour-là et cette pensée le torturait. Aurait-il couru vers Zaza, porté par le fol espoir d'arriver avant la mort, ou aurait-il laissé à d'autres le soin de fermer les yeux révulsés de la jeune fille ? Se précipite-t-on vers le cauchemar, vers le fer qui va vous déchirer la poitrine ? Après être revenu chez  lui, la veille, pendant que les policiers s'occupaient de Zaza Mulligan, il n'avait pu s'assoupir qu'au petit matin, hanté par le regard indescriptible de l'adolescente, mélange de résignation et de terreur blanche, puis par la longue jambe qui s'était glissée sous les draps, de la douceur gluante du sang frais, et l'avait poussé à se relever d'un bond. Le fer, déjà, avait brûlé sa peau, l'obligeant à mentir à Jocelyne, sa femme, à la réconforter maladroitement, incapable de lui avouer qu'ils coucheraient désormais avec une morte.
Les enquêteurs avaient aussi interrogé cette dernière, Jocelyne, d'une grande beauté, avait constaté l'un des policiers devant la légèreté des taches de rousseur rappelant l'immensité des soleils sous lesquels avait dû courir la petite Jocelyne. Celle-ci avait confirmé que son mari s'absentait souvent de longues heures pour revenir l'haleine chargée d'odeurs de gomme d'épinette, les yeux remplis de lueurs prises à l'eau des ruisseaux ou à l’œil des bêtes tapies dans l'obscurité verte des sous-bois. Elle ne connaissait pas la véritable origine de ces lueurs, ne comprenait pas que l'eau froide puisse se transformer en lumière au coin d'un œil, mais elle pouvait décrire le goût amer de la forêt, qui demeurait longtemps dans sa bouche après que son mari, à coups de langue lumineuse, avait tenté de lui inoculer cette essence contenant la beauté des arbres.  Elle n'avait cependant rien pu leur apprendre sur Zaza Mulligan, sinon que ce corps fantomatique marchait depuis la veille au côté de celui de son mari, qui lui avait parlé de la jambe déchirée de Zaza, mais surtout de sa chevelure, de cette traînée de lumière éteinte dans l'ombre verte. C'est ce qu'avait d'abord vu Ménard en s'écartant du sentier, une longue chevelure rousse, ne comprenant pas bien ce qu'était cet enchevêtrement soyeux. Il avait ressenti un coup au sternum en l'apercevant, pareil à ceux qui lui transperçaient la poitrine quand sa petite Marie lui échappait pour traverser la rue. Le temps s'arrêtait alors, n'était plus qu'un cœur battant à vide, jusqu'à ce que Marie ait atteint le trottoir d'en face et qu'il la rejoigne, les jambes molles, les oreilles bourdonnantes : si tu meurs, Marie, je vire fou.
Au sein de la forêt, il avait donc pensé à Marie en retenant son souffle, puis il s'était mis à rire, à se moquer de lui, de sa bêtise, cherchant un mouchoir dans sa poche pour essuyer ses larmes et s'accroupissant, une crampe au ventre, maintenant, une bonne crampe de fou rire. Ce qu'il avait pris pour une chevelure n'était que la longue queue d'un renard roux, mort de faim, de maladie ou de vieillesse. Maudit Ménard, avait-il murmuré, maudit Ménard que tu m'énarves des fois. Lorsqu'il avait relevé la tête, un éclair de chair blanche l'avait ébloui, quelques pouces de blancheur prolongeant la chevelure. Son rire avait cassé net, un tir de boulet l'avait frappé en plein cœur et il s'était approché de l'arbre au pied duquel gisait la chose inconnue. C'est un renard, Ménard, pogne pas les nerfs, c'est rien qu'un pauvre renard. Mais la chose était presque nue, plus longue qu'un renard, plus blanche aussi. La chose avait des jambes et des ongles vernis."

Espiègle. Je crois que voilà, c'est ça qui me vient : il y a de l'espièglerie dans l'écriture d'Andrée A. Michaud. Oh pas seulement, bien sûr, le dame est subtile et plurielle, mais j'ai bien aimé le soupçon d'espièglerie que j'ai trouvé dans les tons de son écriture. Je vais lui remonter la bibliographie. Du coup.

Bondrée
Andrée A. Michaud
Rivages / noir

glAise

À rebours, au bord du chapitre quatorze (les chapitres sont courts, parfois deux pages) :

«[...] Il y avait un pichet et un panier à essorer la salade rempli de noix, posés sur une table rectangulaire. Le balancier d'une pendule répandait du temps en un lieu qui ne savait apparemment qu'en faire. Il y avait un petit fourneau et un buffet avec des objets dessus, des babioles de nature à aider la mémoire à se frayer un chemin : une photographie d'enfant, celle d'un couple tout neuf endimanché, une douille d'obus parfaitement lustrée et une branche de buis desséchée. Il y avait la froide pesanteur d'une cheminée au foyer encadré par deux bancs roussis et devancé par des chenets en fonte. Il y avait des quartiers de viande salée qui pendaient à des solives noircies et poisseuses de graisse, et des tomates cabossées, fraîchement cueillies, étaient alignées sur le rebord d'un évier en pierre accolée au mur, dont le siphon laissait suinter un filet de lumière. Il y avait cette odeur omniprésente de fumée qui imprégnait les viandes, les vêtements, le bois, la pierre et les objets les plus retors. Et il y avait une femme assise, qui équeutait des haricots avec l'ongle du pouce. Elle portait un tablier bleu nuit à bretelles passé par-dessus une robe de coton noir boutonnée jusqu'au col, des bas noirs, des brodequins bruns à la proue râpée, et ses cheveux châtains étaient ramenés en chignon à l'arrière de son crâne.
- Elles sont arrivées, dit Valette.
[...] »

Previously, le premier chapitre commençait comme ça :

« Ce qu'il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s'étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s'étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l'anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent.
Assise sur le rebord du lit, Marie attendait, redoutant le moment où l'orage serait au-dessus de la ferme. Elle enflamma la mèche de la lampe à pétrole posée sur le chevet, chaussa ses lunettes rondes au cerclage rouillé, puis se leva pour effacer la distance qui séparait le lit de la commode en chêne, sept pas de vieille femme. Ouvrit le tiroir du haut, et en sortit un coffret métallique fermé à clé. Tout ce qu'elle aurait pu faire les yeux fermés.
Elle quitta la chambre avec le coffret, referma la porte pour éviter les courants d'air et rejoignit la cuisine à la lueur de la lampe, puis déposa le coffret et la lampe sur la table, s'assit, contrariée de voir que les autres ne fussent pas déjà debout. La pâle lueur faisait danser les rides dans l'écorce de son visage et, derrière les verres de ses lunettes, on devinait ses petits yeux dirigés sur ses mains jointes.
Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l'infini. Maintenant que l'orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l'arrêter. À chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d'elle.
Victor et Mathilde entrèrent, enjambèrent le banc et s'assirent face à la vieille femme, sans un mot. Marie releva la tête sur son fils, le regard dur.
Pourquoi il est pas là ? Demanda-t-elle séchement.
[...] »

Plus loin :
« Animal de trait, plus habitué à tirer l'outil qu'à promener ce fétu d'homme sur son dos. Créature placide qu'on aurait dit d'un seul tenant, centaure à la croupe massive bourrelée de muscles, au buste fragile recouvert d'une chemise de coton fraîchement lavée et séchée dans l'air torride.
Victor montait à cru, serrant dans une seule main la corde de chanvre graisseux reliée au mors, qui tenait lieu de rênes. À ce qu'il savait, on ne réquisitionnait pas les selles. Son regard déborda des trois corps adossés à l'ombre de la maison. Trois générations à jamais emprisonnées dans la boîte osseuse de son crâne, une vision dont il ferait plus tard chair de souvenir, où qu'il se trouvât.
[…]
Au milieu de la prairie du Bélier, Victor aperçut l'arbre foudroyé dans la nuit. Il tira sur la corde pour faire stopper le cheval. C'était un peuplier solitaire, dont le tronc ressemblait désormais à un gros tibia fendu par le milieu à dix mètres du sol. Un vol de corneilles s'en approcha, hésita un instant en passant au-dessus de la catastrophe, puis les oiseaux se mirent à moissonner l'air de leurs ailes effrangées jusqu'à une proche lisière de chênes, où ils se posèrent en silence. Plus tard, ils regardèrent passer l'homme sur sa monture,et l'un d'eux fit jaillir une langue pointue en croassant. Notes lugubres, comme des lettrines sonores arrachées au livre des morts.
Victor traversa des vallons, des combes, des prairies et des forêts, longea des haies, des murets faits de pierres amassées dans les champs lors des labours , s'imprégna des odeurs de cette nature envers laquelle il lui sembla alors ne pas avoir assez témoigné d'égards. Tout ce qu'il dépassait au rythme calme et résigné du percheron pour se porter en terre étrangère au-devant d'une guerre abstraite. Traversant la forêt, il pleura en cachette sous la frondaison de grands hêtres. Non qu'il eût véritablement envie de pleurer, mais il ne voulait pas qu'il restât une seule larme à cracher lorsqu'on lui prendrait Césaire. »

Et puis :
« Joseph se leva aux aurores. […] Il traversa des prairies jaunies, peuplées de fétuque ovine échevelée par la brise matinale et de nards raides, et alourdies de gentianes. Entendit les cloches d'un troupeau tinter plus haut dans les estives, et leur écho rebondir dans la combe du Bélier. Il ramassa quelques sauterelles engourdies dans les laîches en lisière de forêt, et les enferma dans une petit boîte en fer au couvercle métallique perforé à coups de pointes martelées. Lorsque joseph estima en avoir suffisamment collecté, il ajouta quelques brins d'herbe verte à l'intérieur. Puis il plongea sous le couvert de hêtres gigantesques, qui annonçait la vallée au fond de laquelle coulait la rivière, comme un drain à ciel ouvert. Tandis qu'il dévalait la pente abrupte, ses pieds glissaient parfois sur le sol, et il s'agrippait alors aux frêles troncs enfantés par la couche d'humus. La Maronne s'annonça bientôt au son du courant qui butait sur les rochers. [...] »

Et aussi :
« Le soldat Victor Lary quitta la garnison d'Aurillac le 7 août 1914 avec son régiment, accompagné par une populace toujours exultant, cette fois en sens inverse, du casernement jusqu'à la gare ? Une foule qui les voyait victorieux avant même le premier coup de feu tiré contre l'ennemi.
Le colonel M. prit le commandement, assisté des chefs de bataillon R., T. et J. Première revue d'effectif. Le colonel M. avait l'œil noir, le sourcil épais et une moustache travaillée qui reposait sur un brouillon de lèvres. M., qui se voyait déjà beau et grand, un destin sur mesure à tailler dans le bois de troupes dociles. Tendre bidoche. M. et sa harangue tout aussi travaillée que sa moustache, tout aussi lustrée, campé bien droit dans son uniforme coupé sur mesure, les mains dans le dos, comme s'il s'apprêtait à faire deviner à chaque homme dans quel poing serré se trouvait son propre destin. Prestance aristocratique, que la piétaille suivrait au feu sans discuter. M., qui croyait encore à la grandeur du sacrifice, à sa propre grandeur, avant qu'il ne pose ses bottes cirées en première ligne. M., qui obéirait aux ordres de généraux penchés sur des cartes d'état-major, qui ne douterait jamais de leur décisions irrévocables issues de savantes stratégies engageant d'autres vies que la leur. Il ne faillirait pas, montrerait l'exemple, et ceux qui ne le suivraient pas seraient jugés pour la forme, puis fusillés. Une chose était certaine, le poids d'une balle ne différait pas d'un camp à l'autre, et la cohésion se fondait sur la peur et la soumission. »

Tout ça avant la page soixante-deux, au bord du chapitre quatorze.
Je t'en dis pas plus (c'est déjà beaucoup).
J'aime.

Glaise
Franck Bouysse
aux éds La manufacture de livres











Éparse

3 janvier.
Voilà, ça y est, on y est.
Le 3 janvier.
On croyait qu'il n'arriverait jamais.
Ça fait 3 x 6 mois, ou presque, qu'on sait qu'il y aura cette date-là, et ça paraissait l'autre bout de la vie. C'était juste l'autre bout de l'année, celle qui n'avait alors pas encore commencé.
3 x 6 mois, c'est tout petit en fait, et c'est rien de trop.

Ça fait 3 x 36 mois, ou presque, qu'on se connaît, et ça fait 3 x 36 mois ou presque que je te vois poser des mots sur « cette histoire-là ». Tourner autour, ôter des pelures, rajouter une couche, virer une doublure, désassembler les manches, retailler les poches, lui refaire les coutures. Le faire à ta silhouette, ce texte. Ton texte.
...
Bordel, je suis émue.
Reprenons.
...
Je t'ai vue bifurquer, vadrouiller, bifurquer encore pour réaliser soudain que ces bouts-là, épars, ils étaient de la même cartographie, ornières et déroutes comprises. La même cartographie. La tienne. Ou pas. Ou pas tant. Ou peut-être. On sait pas. On s'en fiche. Ça fait une balade, de toutes manières, quand on suit la carte de tes détours. Les yeux dans le rétro, mais pas seulement. Pas seulement.

Voilà, on est le 3 janvier et c'est le début de l'après.
Je suis émue (c'est rien de le dire)(je me répète je sais, mais je fais pas de la littérature) et impatiente déjà. Du prochain bouquin, et encore plus de celui d'après. Le troisième. Impatiente et pas inquiète.
De toutes manières, tu vois, je te l'avais dit, et J'AI TOUJOURS RAISON.
Keep on going Babe
Bordel, je suis émue. Je l'ai déjà dit ?

(et comment je fais pour piocher des bouts sans avoir l'impression de faire mentir ton texte, hein ?!)
Bon. En vrac.

« À l'impossible nul n'est tenu.
(Entre nous, ça m'arrange) »

« Il serait question d'aimer, il serait question de raconter. C'est ce qui se fait de nos jours, raconter. Mettre en mots. Encrer. Déverser. La sueur, la moelle, le sang. Le beau comme le sale. Ce qui brûle là, au-dedans. Le vivant. Des histoires de rien, ajustées aux entournures, un peu lâches par moments. Des histoires de rien, parce que le beaucoup ce n'est pas mon fort, parce que le plein je le connais mal, parce que je ne connais que le bancal, le boiteux, le casse-gueule, le branlant. Des histoires de rien, parce que je ne vise pas bien loin, parce que je me contente de peu, parce que je n'ambitionne pas de voir grand. Des histoires qui ne font pas de bruit et des histoires qui claquent. D'autres qui rythment une vie. Il faudrait que quelqu'un me dise par où commencer : je ne veux pas d'un début qui soit un commencement, je préférerais un début qui serait une fin et puis qui recommencerait, à l'envers, à rebours, à reculons. Une histoire qui se plante de trajectoire. Une histoire qui ne va pas tout droit. Je pourrais sans doute parler de moi. »

« Je voudrais pouvoir décoller les différentes couches de papier peint de ma vie pour retrouver le lé d'origine. »

« Pour aller d'un point A à un point B, il n'est pas rare que je passe par M, E ou X. Il ne faudrait pas croire pour autant que je n'ai pas l'esprit pratique. J'ai juste une forte propension à la curiosité. »

« Octobre 77.
Jeune femme bien sous tous rapports quitte homme bien sous tous rapports. Entre eux, une fillette de trois ans. Derrière eux, un mariage hâtif d'adolescents trop vite devenus parents. Devant eux, un divorce pas vraiment à l'amiable, pas vraiment à tort. Entre eux, une petite fille bien sage, à grosse fange et pull rayé marron et orange. Derrière eux, une maison à peine achetée, des murs à retaper, un gouffre financier. Devant eux, une vie à s'éviter, une vie à raccommoder, une vie à réécrire. Entre eux, une enfant qui écoute, une enfant qui écrit dans des cahiers cachés sous un lit de fer forgé. Derrière eux, des amis qui restent, des amis qui s'éloignent. Devant eux, de nouvelles connaissances, de nouvelles amours, de nouvelles séparations. Entre eux, un chagrin personnifié, un ratage incarné, une erreur de parcours. Derrière eux, quelques mensonges peu reluisants, quelques incapacités pardonnables. Devant eux, une vie bien rangée, une vie explosée, les chemins peuvent varier. Entre eux, des rancœurs tenaces, des fissures sous les cuirasses, des douleurs insondables. Derrière eux, une fillette qui sourit, qui prend la main, qui tend la joue, qui fait ses devoirs, qui travaille sagement, qui ne pleure pas, qui ne comprend pas bien ce qu'on ne lui explique pas. Devant eux, une femme qui s'éloigne, un peu distante, un peu sévère, une femme qui ne sait pas y faire avec son père et sa mère. »

« Petite fille, je collectionnais les figurines de les vaisseaux de Starwars. Aujourd'hui j'ai tout donné à mon fils. Je le regarde jouer avec mon enfance. C'est troublant. »

« Un jour, à la radio, ils ont annoncé la mort de Dalida. C'était en mai 1987, j'avais un peu moins de treize ans. Ma mère était dans la salle de bain, elle transportait toujours la radio allumée avec elle dans toutes les pièces de l'appartement, c'était assez pratique d'ailleurs, on pouvait la suivre au son (ou la fuir, au choix). Moi j'étais dans ma chambre, située face à la salle de bains, j'entendais très bien ce qui se tramait sur Europe 1. je me souviens de l'incrédulité avec laquelle j'ai accueilli cette nouvelle. Je n'en revenais tout simplement pas. J'ai écouté les émissions spéciales toute la journée. Pourtant c'était idiot, je n'aimais pas plus que ça Dalida, je n'écoutais pas ses chansons, à vrai dire elle ne me faisait ni chaud ni froid. Je la regardais parfois dans les shows télévisés, avec ses robes lamées et ses longs cheveux dorés qu'elle entortillait autour de ses doigts. Je me souviens de son strabisme et de son corps parfait « pour une femme de son âge » (c'est ce que je pensais alors : avec le recul, je ferais moins la maligne, moi qui ai plus de deux fois dix-huit ans). Sa mort m'a fait l'effet d'un électrochoc. Ainsi une femme belle, célèbre, fortunée, adulée, pouvait se suicider. Je me souviens qu'elle avait laissé une lettre à ses fans dans laquelle elle leur demandait de lui pardonner. J'avais trouvé ça terriblement triste. Je n'avais, à l'époque, pas compris la dépression, l'addiction, la solitude, le manque d'amour, l'incompatibilité au monde. J'avais à peine treize ans et je ne comprenais rien. Ce n'est que longtemps après que j'ai cru entrevoir pourquoi la mort de Dalida m'avait autant remuée : il y avait sa réplique, en face de moi, qui se baladait un poste de radio à la main. »

« De toutes les personnes âgées, tu es ma préférée.
                                               Mon fils à six ans. »

« J'ai plusieurs fois rêvé que j'étais Julie Delpy. Je racontais sans le vouloir des choses très drôles, j'étais intellectuelle et subtile, je savais rendre sexy mes névroses, les garçons fantasmaient grave sur moi, j'étais nettement plus blonde, j'avais moins de seins et plus de hanches, je parlais anglais parfaitement, je vivais à Los Angeles et Paris me manquait parfois, je jouais dans des films que je réalisais et dont j'écrivais les dialogues, je faisais la couv des Inrocks, les filles m'aimaient bien, je voyageais pas mal, je me prenais pour une chanteuse indé, je râlais assez souvent, je disais bite chatte couille en restant élégante, je lisais des essais sur Truffaut, je mangeais de la junk-food, je baisais assez régulièrement, je signais des autographes, je prenais le taxi, je posais dans Elle pour une série de mode punk-rock, je portais des lunettes qui ressemblent aux miennes, à New-York on disait que j'incarnais à merveille la Parisienne, je riais souvent aux éclats, mon mec était raide dingue de moi. J'aime bien ce rêve. »

« J'ai voulu me mettre à la boxe. J'ai rapidement abandonné : je ne pouvais pas m'empêcher de dire pardon à chaque coup que je portais. J'étais ridicule. »
« Je fais ce que je peux avec mes rêves à satisfaire. Je fais ce que je peux avec mes enfants à accompagner. Je fais ce que je peux avec mes blancs à colmater. Je fais ce que je peux avec mes manques à gagner. Je fais ce que je peux avec mes fautes à pardonner. Je fais ce que je peux avec mes doutes à rassurer. Je fais ce que je peux avec mes besoins à sustenter. Je fais ce que je peux avec mon temps à rattraper. Je fais ce que je peux avec mon corps à dépenser. Je fais ce que je peux avec mes désirs à combler. Je fais ce que je peux avec mes comptes à rendre. Je fais ce que je peux avec mes erreurs à réparer. Je fais ce que je peux avec mes peurs à affronter. Je fais ce que je peux avec mes liens à renouer. Je fais ce que je peux avec mes décisions à prendre. Je fais ce que je peux avec mes vides à remplir. Je fais ce que je peux avec mes pleins à vider. Je fais ce que je peux. »

« Un soir, alors que je suis fatiguée et de mauvaise humeur, ma fille me regarde et me dit « je t'aime parce que tu es vraiment humaine. »

« Au supermarché , j'erre souvent dans les rayons fruits et légume bio en imaginant tous les menus équilibrés que je pourrais cuisiner. Et je finis toujours par dévaliser le rayon des plats préparés. »

« Je suis une capitaliste d'extrême-gauche. Ce n'est pas toujours facile à vivre »

« Je ne remercie pas Léonard Cohen à qui il aura suffi d'une chanson pour me convaincre qu'il était l'homme idéal. »

« Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. De mon adolescence, j'ai retenu ce vers. Ce premier vers d'un poème de Baudelaire. Je n'ai jamais su pourquoi j'ai retenu celui-là particulièrement. Souvent lorsque je ne pense à rien, je pense à ce vers. Je ne pense à rien mais toujours il me revient. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Plus jeune, je ne comprenais pas. Je n'avais encore jamais partagé un lit avec quelqu'un. À peine une heure, jamais une nuit. Les draps, je ne les froissais guère. Les nuits, je ne les agitais pas. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Je repense à ce vers. Il me vient sans y penser. Plus jeune, il me troublait. Il était empli d'une forme de gravité. Je savais que cela ne saurait s'arrêter là, que la légèreté cachait tout autre chose, quelque chose que je ne connaissais pas mais que je désirais. J'avais compris, déjà. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. J'ai grandi depuis. Le temps a passé. Les hommes aussi. Et les nuits ont pris de la densité. J'ai appris à les habiter, à les parfumer à les étreindre et à me laisser posséder. J'ai laissé une dose d'obscénité s'insinuer sous les draps. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Aujourd'hui je sais. Je fais et je défais les draps, je fais et je défais l'amour, je fais et je défais ma vie. Et je pourrais l'écrire désormais, faire miens ces mots que je connais par cœur, ces mots qui me reviennent lorsque je n'y pense pas. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Nous aurons des lits pleins de rageuses chimères. Nous aurons des lits pleins de murmures ardents. Nous aurons des lits pleins de souffles taris. Nous aurons des lits pleins de salive et de soie. Nous en aurons beaucoup, crois-moi. Nous en aurons beaucoup et nous n'en reviendrons pas. »

Éparse
Lisa Balavoine
éds JC Lattès

le riRe de l'Ange

Réjouissances, rires et truculences, et foirer de la coiffe.
.
[…] L'ange était de ceux-là. Ce dont le commun des mortels n'a jamais eu la moindre idée lui était aussi familier que vous et moi au même lit. C'est dire s'il n'ignorait rien de l'art des antiques sorciers qui ne savaient pas le latin mais parlaient couramment le loup occidental, le patois des oiseaux et l'argot du silence. Il s'était donc aventuré dans l'insoupçonnable caverne ou demeurait depuis la nuit des temps l'Esprit de la mère montagne qui par commodité se montrait quelques fois sous les lambeaux d'habits d'une vieillarde hors d'âge. Il l'avait trouvée somnolente, assise sur un caillou rond devant un feu fossilisé. Il l'avait saluée. Elle avait soulevé une paupière molle. Elle avait aimé son visage, son regard transparent, son innocence tendre. Il avait posé à ses pieds une brassée de branches vertes. Il lui avait vanté la profusion des arbres déployés dans le vaste ciel. À cette mère des racines il avait :
- C'est là ton œuvre. Ces feuillages sont tes enfants.
Elle ne le savait pas. Elle s'entait sentie fière. Alors il s'était mis à peigner longuement sa chevelure grise embroussaillée de grillons secs, de chiures de rats, e toiles d'araignées et de peaux de serpents. Il avait massé ses épaules et dépoussiéré ses seins plats, puis il s 'était agenouillé, il avait étreint ses genoux, déposé sur ses cuisses jointes sa joue de jeune énamouré. Elle s'en était trouvée infiniment émue, son cœur dans sa gangue terreuse s'était remis à palpiter et sa carapace de rocs était tombée dans la vallée comme un manteau d'amante vierge au rendez-vous du premier jour. […]
.
[…] Je vous avais dit qu'il viendrait. Malgré ses désirs d'absolu et ses « je meurs si je me lave », il aime son confort comme le saucisson : en tranches fines mais bien grasses.
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[…]
- Je t'explique, mon fils, c'est simple comme l'eau, s'exclama puissamment Félicité ravie. Quand vient une vision à ce bougre d'emplâtre, la chèvre le flaire avant moi. Elle m'échappe, j'enrage, et je lui cours au train en imaginant Dieu sait quoi, que je l'ai vexée, qu'elle me trompe, qu'elle a reniflé quelque bouc. Mais non, la pauvrette est mystique. Elle trotte bravement à la révélation. C'est ce qu'elle a fait ce soir même. Et j'ai couru. Et me voilà.
[…] Suzanne se penche sur l'ermite accablé».
- Et vous, gronda-t-elle à sa face avec un entrain furibond, vous laissez pépier cette pie déplumée sans broncher d'un poil de moustache. Elle affirme à mon front que vous hallucinez, que les malversations d'un diable fumigène embrument votre entendement, bref, que vous forez de la coiffe, et vous restez les yeux par terre à vous chercher le bout des pieds. Hé, si j'avais osé le tiers de la moitié de ce qu'elle distribue impunément aux mouches, vous m'auriez autrefois claqué trois portes au nez. Répondez-lui, garnement, sinon adieu, je prends le voile.
Le rire de l'ange
Henri Gougaud

les petits orAges

Le problème avec les livres comme Les petits orages, c'est pas tant la vie qui tourne pendant que tu es occupée à vivre ailleurs, tu peux pas le lâcher ce bouquin, non, la vie s'en accommode.
Non, le problème ce sont les élans. Parce qu'il faut les retenir.
Ces mots que je voudrais glisser ici, parce qu'il faut (du verbe falloir, absolument) que tu les lises aussi. Sauf qu'il y en a toutes les trois phrases et demi, des mots que je voudrais glisser ici. Et que je suis nulle en coupe chirurgicale.

"- Scuse-moi, Tige brisée, j'étais en rogne. Je marchais et j'ai buté dans un truc. Je pensais pas que c'était quelqu'un.
- Tu pensais que c'était quoi ?
- J'sais pas, une poubelle ou un truc de ce genre.
- Un mec en béquille, en jean et blouson noir, tu confonds ça avec une poubelle ?
- Quand t'es dans ma tête, ouais, mec, ça arrive. Tiens, je te rends ta tige, a-t-il dit en me tendant ma béquille.
- Tu comprendras que je vais avoir du ma à te remercier.
- T'inquiète, pas de souci. Je dois y aller, là. C'est ma première journée de cours. Salut, Tige brisée. A plus, a-t-il conclu.

Il s'est à nouveau éloigné ; j'étais étonné par son aplomb. J'ai bien cru à la fin de cette micro-discussion que je devrais m'excuser platement de ressembler à une poubelle."

Et sinon, en vrac, la page d'avant, les pages d'après :

"Lorsque nous marchions côte à côte, je ressemblais à un point d'exclamation accidenté, et lui, à une petite virgule toute légère, qui serait passée par là, presque en s'évanouissant. Cela donnait une drôle de ponctuation. Je ne sais pas si les gens nous remarquaient."

« Dans cette classe, il semblait encore plus gigantesque. Son tee—shirt était trop court, on apercevait le gras de son ventre volumineux. Et son jean, il le portait très bas. Ça laissait une impression de cacophonie. Comme si sa peau et ses vêtements avaient décidé de ne jamais s'entendre. Très bien, vous allez de ce côté ? Eh bien, moi, je vais par là et tant pis pour vous ! Résultat, le tee-shirt partait vers le bas. Je ne voulais pas être là quand adviendrait le moment où il se baisserait. »

"Certaines lettres des néons ne fonctionnaient pas, cela donnait aux magasins des airs inachevés et leur permettait d'inventer leur propre vocabulaire : « Sop » au lieu de Shop, « Bok » au lieu de Book, « Br » au lieu de Bar. Il s'en dégageait un certaine poésie, de tous ces mots heurtés, meurtris et qui continuaient de clignoter malgré tout dans la nuit. J'ai retenu la lumière électrique, le clignotement, la nuit absorbée. Être entouré par des lieux abîmés, incomplets, désertiques, parfois ç'avait du bon. On se sentait comme eux : un peu désolé. Mais repéré dans la nuit. »

« J'entendais la nature dormir. Je l'entendais vraiment, les oiseaux, les poissons, l'herbe qui poussait, le bruit du vent, j'entendais la suspension, la pause, le repos. Je percevais la quiétude des petites pierres qui souriaient, ravies d'être ainsi polies. »
Comme le jour était à peine levé, j'ai cru, les premiers instants que le brouillard tombait, je me faisais même la réflexion que c'était hyper poétique et hyper cinématographique comme départ vers l'Aventure. La nuit à peine avalée, les nappes de brume, la voiture qui roulait dans une séquence au ralenti (sauf que c'était sa vitesse normale), mais en fait, non, pas du tout.

Voilà, c'est tout ce que j'ai retrouvé de ce que j'avais écrit sur Les petits orages, quand je l'avais lu et tout juste reposé. Je reste bien perplexe et dubitative sur cette dernière phrase. Fichtre, que voulais-je dire ? Où est passée la suite ? 
Ecoute tant pis, ça restera comme ça, de guingois et pas fini, je suis bien contente d'avoir retrouvé ces bribes-là. Et puis tu sais quoi ? Tu n'as qu'à le lire.

Les petits orages
L'école des loisirs 

l'Onyx rOse

sAmedi, à l'heure de la sieste.

"Nuits blafardes trouées de sang, d'éclat vermeils de feu ; alcools brûlants, mer de glace, vidange des anges, cages pour les fous et les condamnés, flaques de groseilles du sang anonyme sur le bitume, vache sauvages du Japon, vaches qui tient, vaches maigres, pourquoi tant de vaches, s'interrogeait Ignatio.
Pourquoi tant de vaches ?"

"Elle refit du café comme du mercure bien chaud en pleurant doucement d'aide ; [...]"

"C'était l'hiver et la ville rêvait avec des lueurs dans le noir, sous une couverture de neige.
Ignatio sortait souvent, enveloppé dans un vaste manteau d'opossum et chaussé de grands socques de vair et de cuir fauve. Ses pas dans la neige formaient des dessins qui l'enchantaient. Il entrait dans des petits bars chauds, illuminés, rouges souvent et buvait des grogs à la vodka et aux algues pimentées, des petits cafés bouillants aussi noirs que la nuit du dehors ; il mangeait des sortes de pirojkis, petits pâtés chauds à la viande de renne, à la pâte moelleuse de farine de blé noir. L'air des cafés était joyeux à n'importe quelle heure, rouge et bleu de fumée de cigarette et de feu dans les cheminées."

L'onyx rose
Brigitte Fontaine (❤️)
Flammarion

blEu de trAvail

Un jour, j'ai lu Bleu de travail. J'ai relu Bleu de travail, je leur ai lu Bleu de travail. Je l'ai laissé sur une table.
C'était y a longtemps.
J'ai re-commandé Bleu de travail, j'ai reçu Bleu de travail, j'ai re-prêté Bleu de travail. J'ai offert Bleu de travail (c'était nécessaire), le mien, j'ai recommandé Bleu de travail (en plusieurs exemplaires).
J'ai offert les exemplaires, re-prêté le mien. Re-perdu, personne ne l'avait plus.
J'ai re-commandé Bleu de travail.
Qui n'existait plus. Livre épuisé, rupture de stock, en cours de réimpression.
...
C'était ma petite catastrophe à moi.
Trois fois, avec "mon" libraire, on l'a commandé puis recommandé puis re re commandé, la réimpression n'en finissait pas.
La semaine dernière, il y avait de la joie dans l'oeil de mon libraire, derrière le carreau de sa lunette... Il était arrivé.
Ce matin au réveil encore embrumé je l'ai ouvert au hasard des pages. Et j'ai ri.
Si tu savais comme je lui étais assortie !

Les matins mal coiffés
Bleu de travail - Thomas Vinau
La fosse aux  ours