dans le désOrdre

En vrac.
La tête à l'envers, l'estomac retourné, la tripe qui soubresaute, t'as la tronche intérieure d'un Picasso période post-cubiste.
Les dernières pages que tu sens venir, dont tu ne veux pas, mais le bouquin tu ne veux pas le lâcher non plus. Alors, c'est une petite valse que tu danses avec toi-même. Et vas-y que je te repose, que je me ressers un café, un verre d'eau, que je me roule une clope, oh tiens une mouche qui bzzzzte, et cette fleur, là, n'était pas ouverte tout à l'heure. Une petite page, deux, tu pousses jusqu'à trois. Tu reposes. Tu jettes un œil ailleurs, tu respires. Tu sens venir, et tu sais que tu va y aller. Et tu y vas.

J'ai lu là les luttes, toutes les luttes.
Les luttes actives, réactives, et d'autres poussives, les luttes armées, désarmées, désarmantes. Les luttes déclarées, les luttes déclamées, les luttes revendiquées et leur pas de deux en silence. Les luttes larvées aussi, d'autres souterraines. Les luttes binaires, bipolaires. Les luttes debout, assises, avachies, fracassées sur le trottoir. Les élans qui poussent, qu'on repousse et qui repoussent. Les énergies balbutiantes qui apprennent à grandir.
Les mêmes ritournelles, les fatigues qui se passent le relais et celles qui se passent de dormir.

Je me souviens, la première fois qu'on m'a parlé des mots de Marion, c'était il y a longtemps et pour un autre roman, on m'a parlé de « son écriture juste ». Je me souviens m'être demandé alors « tiens, c'est quoi une écriture juste ». Puis je l'avais lu ce roman (Frangine), et j'avais compris. Oui, juste.
Et là encore, oui, juste. Parfaitement juste. C'est pas rien, hein « parfaitement » ? C'est effrayant comme mot. Il y a quelque chose d'implacable qui résonne dedans, tu trouves pas ? Mais peut-être qu'il y a de l'implacable dans ce roman-là. De l'implacablement vivant.
Mais d'accord, n'effrayons personne. Du « justement juste » alors. Du « terriblement juste ». Oui, du « terriblement juste », ça me plaît bien.

Je sais pas comment elle fait, Marion Brunet, pour choper le trait de chacun sans le caricaturer, jamais. Ou alors pas plus qu'ils ne le sont comme on les connaît en vrai ces gens-là. Nous. Chacun.
C'est l'amour peut-être. Il y a quelque chose de l'ordre de la bienveillance, de la tendresse, dans les yeux et les mots qu'elle pose, Marion, sur ses humanités, entières ou à moitié, qui font ce qu'elles peuvent, à se casser le bras parfois. Des humanités qui se questionnent, qui tâtonnent. Qui avancent, reculent, essayent encore, reprennent. Ne lâchent pas.
Des luttes dans lesquelles y a pas qu'une seule bonne façon de marcher.

Je t'en mets des bouts ?

« La rumeur est immense et fait vibrer Jeanne, comme un début de fièvre. Les frissons lui remontent le long du dos, griffent sa nuque. Quelque chose va se passer bientôt, quelque chose qui gronde et qui menace. Elle le sait, sûr et certain. Ça sent la rage et la sueur des énervés. »

« Jeanne comprend, en forçant son cœur à battre plus calmement, qu'elle fait partie de ceux qui ne comptent pas et ne sauront jamais compter : une cinquantaine en fin de manif, armés de leurs mains, contre deux cents CRS et flics avec matraques et boucliers ; c'était mort d'avance, déjà joué. Elle secoue la tête, bien plus bouleversée qu'elle ne voudrait l'admettre. »

« Le barbu tâte son nez, grimace et se marre.
- C'est très moche ?- Je sais pas comment t'étais, au départ. Peut-être que t'es mieux !  
Les deux rigolent en serrant les deux, parce que merde, ça fait mal quand même.
Basile tend la main.
- Moi, c'est Basile.
- Jules.»
« Tonio ressert du café. Jeanne savoure l'instant, au milieu de la petite meute pensante, discordante sans doute mais qui rêve d'amorcer un siège, une lutte. Elle ne cherche pas d'échappatoire. Il y a longtemps qu'elle refuse la bouillie fade d'une vie calibrée et d'un système dégueulasse, déjà mort – Marc a tellement raison. Le cynisme ne suffit plus,et elle a envie d'écraser du talon sa lucidité triste. Elle veut faire partie de l'agitation, du grand Tout qui bourdonne : entrer dans la danse. Mais pas toute seule, non. La solitaire en elle se laisse amadouer par l'élan, par les autres. »

«  Pas qu'elle soit timide, Alison, pas du tout – mais méfiante, oui. On ne lui a pas appris à faire confiance, alors elle fait gaffe, la plupart du temps. Parce que le monde qui l'entoure, en plus de le trouver injuste, elle le trouve franchement menaçant. Depuis longtemps elle a appris à s'immerger dans des groupes, discrète, pour faire corps avec d'autres. Et elle sent, d'instinct, que ses dernières rencontres ont un goût de remparts, qu'elles sauront accueillir ses petits bouts de noirceur avec une joie compensatrice, sans l'emmerder. »

« Marc ne parle jamais de ses parents. Basile un peu de sa mère, c'est tout. Ali, en revanche, cite son père à chaque fois qu'elle a besoin d'un exemple comparatif pour citer un connard. Jeanne, elle, évite. Les parents, c'est une sorte de zone tabou, qu'elle laisse en lisière, dans l'ombre. Et pourtant, comme une corde raide et solide, impossible à couper, sauf à l'usure... »

« Enfant, elle apprenait les mots comme une bouillie magique : couper, tailler, trancher, émonder, faire revenir, blanchir réserver, rissoler, malaxer, étaler, saler, poivrer, épicer, goûter... Poésie de cuistot. »

« - Non, justement pas. Le pouvoir des mots est immense, tu sais. Il transforme la nature des choses, la façonne. C'est pour ça que je me méfie des idéologies... et des idéologues. »

«  - Tu fais des heures sup, Basile ? Ça la fout mal pour anar, non ? »

« Jules finit son café d'un mouvement lent, regarde Tonio avec une sorte de reconnaissance. En voilà un qui a connu, comme lui, ces bouts de jardins posés côte à côte, octroyés aux ouvriers logés dans des immeubles tristes et hauts. Jules se souvient de celui de ses grands-parents, envahi de plants de légumes, qui constituaient une bonne partie des repas familiaux. Et les petits plants spéciaux de sa grand-mère – juste pour lui et ses sœurs : groseilles, framboises, myrtilles. Sa grand-mère écrasait pour eux toute cette acidité sucrée. Il en a presque la saveur sous la langue, qui l'émeut soudain ; pris par surprise, attrapé par le souvenir. »

« Jeanne le voit clairement, à présent : chacun d'entre eux est devenu les autres. Ils faisaient groupe déjà, nombre aussi ; ils sont devenus unité. Non que leurs personnalités aient changé, ou qu'ils aient perdu de vue qui ils étaient séparément ! Mais ils se sont déversés en chacun, à tour de rôle et tous ensemble, pour former ce bloc, cette entité dure et pourtant si fragile du Nous. »

« La fenêtre ! Marcher jusqu'à la fenêtre. Ouvrir, respirer, sentir la chaleur -les nuages, tiens. L'été est arrivé sans qu'elle le réalise, éclatant de lumière jaune, coassements de grenouilles, crissements d'insectes gourmands. En ouvrant la fenêtre, en cette fin d'après-midi, elle se souvient de la course du temps. Du rythme des saisons. Les couleurs la percutent : un ciel plutôt lisse mais du bleu, et quelques verts. »

« Il a choisi de marcher, de s'exténuer sur les sentiers, passer par l'intérieur pour supporter à nouveau l'en dehors. »

« Bêtes apprivoisées, pas si mal élevées, qui reprennent leurs droits à la sauvagerie . »

« La rage, la lutte et l'odeur des cabanes. »

Attention, livre avec des gros mots dedans. Comme Anarchie. Squat, libertaire, autogestion, système. Mais pas que. 

Dans le désordre
Marion Brunet
X' - Sarbacane

 

l'été ciRculaire

Qu'est-ce que tu veux, j'aime l'écriture de cette nana. J'aime ses mots, j'aime son rythme, j'aime son ton.
À chaque fois, ça me prend dès le début et ça ne me redépose qu'à la fin, la toute fin.
J'aime son regard posé sur les gens, implacable et pas dupe. (ou alors c'est moi qui y vois ça) avec quand même de la tendresse dedans, ou de l'affection (ou alors c'est moi qui y vois ça), jamais de condescendance. Une radiographie en sous-vêtement. Elle voit la gangrène ou les bubons en haut des cuisses, sous les jupes et les pantalons, et elle les raconte, sans fioritures, sans s'attarder non plus, et sans plomber. Et la vie qui continue.
J'aime les mots qu'elle pose sur les cassures et les cassés, simples, beaux, et justes. On en revient toujours à ce mot-là, avec l'écriture de Marion. Juste, c'est ça. Ça tourne pas autour, ça n'épargne pas, ça n'enfonce pas non plus. C'est beau, ça croque, ça dit, et ça tombe pile. C'est espiègle aussi. Et acéré.
Et puis le rythme. J'aime les rythme de ses mots. J'aime la lire, j'aime la dire, ça roule tout seul sur la langue. Ça pourrait faire comme un chant, ou comme une danse, mais pas de salon.
Bref, je viens de voir filer un été avec Marion Brunet et c'était bon.
"Jo observait sa sœur floutée par la vitesse : un an de plus, un crâne de piaf, un port de reine. Seize ans à s'agiter dans le monde, effleurer le vide, éclore sans apprendre. Devenir encore plus jolie que l'année d'avant, et un peu plus conne. C'est drôle que, des deux, ce soit Céline l'aînée. Johanna n'est pas particulièrement raisonnable, mais elle porte un peu de cette lassitude désespérée qui fait parfois office de maturité, même à quinze ans."
"Le père a mis du temps à réaliser que Céline, conforme à l'étiquette, savait sans avoir appris. Il avait été le premier à lui en faire compliment, fier comme d'une génisse, fallait pas qu'il s'étonne. Céline était belle et en jouait, vu que sa capacité attractive était inversement proportionnelle à la profondeur de son champ de vision. Pour Céline, l'horizon allait jusque-là où elle pouvait voir. De la maison, ça donnait sur les collines du Lubéron. Des fenêtres du lycée technique, elle pouvait pousser jusqu'au mont Ventoux. Au-delà commençait l'horizon de sa sœur. Mais ça, c'était pas pour tout de suite."
"Ici, l'été, d'autres choses étaient permises. On était fort et intrépide, le courage se mesurait à la hauteur d'un saut, à l'audace d'un plongeon. Les filles surgissaient hors de l'eau en hurlant qu'elle était glacée, la peau marbrée de rouge, les frissons sous les serviettes. Il y avait celles qui plongeaient aussi loin que les mecs, et celles qui restaient sur le bord, frileuses, les reluquant d'un œil moqueur, évaluateur. C'était pour ces dernières que les garçons devenaient braves ; au fond, ça ne les intéressait pas vraiment, les filles trop courageuses. Sauf Saïd, justement. Il revoyait les corps graciles marchant sur la cime de la cascade, un pied après l'autre comme sur un fil pour traverser la berge, lisses et déhanchés, bras écartés pour tenir l'équilibre. Les mecs bavaient en suivant les croupes, le tissu tendu des maillots de bain. Lui aussi il en bavait, surtout après, en y repensant."
"Manuel ne dit rien. En haut de son grand corps de gladiateur, sa tête dodeline de fatigue et son tic n'a pas cessé, c'est même pire : sa joue bouge toute seule sous ses lunettes de soleil. Ses mains bousillées sont planquées au fond des poches de son blouson, alors qu'il fait déjà beaucoup trop chaud pour en porter un. Il frotte ses doigts l'un contre l'autre, les petits bouts de béton sec s'effritent contre le tissu. Ses phalanges douloureuses, irritées jusqu'au sang, lui rappelle qu'il est vivant."
"La pluie redouble soudain, l'enlise jusqu'aux chevilles, et les trombes fracturent le paysage, isolant la jeune femme du reste du monde. elle n'y voit plus à cinq mètres ; de toute façon, ça tombe si fort qu'elle est obligée de fermer les yeux. La pluie cliquette sur son corps, cingle la peau et s'y écoule, caresses après coups. Ça dure quelques minutes, ou beaucoup plus, une danse avec très peu de gestes. Et puis sa tête bascule en arrière et Johanna pousse un long cri de gorge et de bête, un cri qui n'est pas une plainte ni un appel mais un peu des deux, un cri qui la prolonge, rauque et euphorique. Mais lorsqu'elle va jusqu'au bout de son souffle et qu'elle se tait, c'est un autre cri qui répond à son silence ; plusieurs cris en réalité, qui se mêlent au bruit de la pluie, et qui viennent de la maison des grands-parents. Elle croit même entendre son prénom.
Est-ce qu'ils sont inquiets pour elle ? Ou c'est autre chose ?
La magie est passée : la transe étrange, pieds dans la boue, lui semble décalée, honteuse. Elle se rhabille, le jean colle et elle a du mal à l'enfiler, elle laisse tomber les chaussettes et galope pieds nus jusqu'à la propriété, une basket dans chaque main."
L'été circulaire
Marion Brunet
Albin Michel

des cArpes et des muEts

Ils s'appellent Phlox, Hilaire, Polycarpe, Clovis, Nazaire. Y a Jean-Guy aussi, le petit. Elles s'appellent Irmine, Prisque, Basilide. C'est le petit monde d'un petit village, par là. C'est l'été et il fait chaud. On vide le canal pour lui nettoyer la boue du fond, et on y trouve un sac plastique, neuf, avec des os dedans. Et pourtant il ne manque pas un squelette au cimetière.

Ça s'appelle Des carpes et des muets, c'est Edith Masson qui l'a écrit, et c'est réjouissant à lire.

"Hilaire poussa la porte du bistrot. La salle était dans l'ombre, Nazaire avait tiré les rideaux.
Juchés sur les tabourets, des habitués du matin, avachis au comptoir, se taisaient, les yeux dans le Picon. Autour des verres, des mouches ivres tournaient en rond. Ils levèrent la tête quand les trois hommes et Phlox entrèrent.

- Sers-nous un coup, Nazaire, dit Clovis en faisant claquer le sac d'os sur une table que le cafetier avait briqué le matin même avec soin.
- C'est quoi cette saloperie ? dit Nazaire, les mâchoires en avant - il était maniaque.
- Un squelette.
Nazaire eut un geste de recul. Au zinc, les habitués se balançaient sur leurs tabourets. Ils attendaient la suite. Ils hésitaient à venir voir, au cas où ce serait une blague. Mais Polycarpe, théâtral, extirpa un crâne tout ce qu'il y avait d'humain. Puis les os, un à un."

"Et ce matin de grande crue où, en ouvrant sa porte comme il aimait le faire aussitôt levé pour humer l'air, il avait trouvé la rivière immobile et froide à ses pieds, drap monté pendant la nuit, venu border les rues et les maisons. Saisie à l'aube d'un gel vif. Il avait longuement contemplé la vallée, lisse, grisâtre, mer figée, crevée de troncs étranglés, broussailles noires, poteaux électriques. [...]"

Des carpes et des muets
Édith Masson
Les éditions du sonneur

bOndrée

Pendant qu'il ne neige pas ici, je lis canadien, et c'est une riche idée sais-tu !

Bondrée, l'incroyable Bondrée, vient juste de sortir en poche et c'est une aubaine.
Bon, incroyable, c'est pas le mot qui lui va le mieux. C'est juste que je fredonne Dans la jungle terrible jungle en même temps que j'écris, et dans l'élan,va comprendre, j'ai repris le rythme.
🎼 Dans les bois de, Bondrée les bois, l'trappeur a surgi c'soir 🎶
(mouais. Désolée)

C'est l'été, au bord du lac c'est familial, les cabanes sont en rondins de bois et autour c'est la forêt.
Et dans la forêt, il y a, il semblerait, un trappeur-hanteur. Qui a comme des comptes à régler.
C'est Andrée A. Michaud qui a écrit Bondrée, et c'est chouette comme elle écrit Andrée A. Michaud. Ça commence tout doux l'air de rien, ça te prend tout de suite par la main, et zou, ça t'embarque, tu lis français, anglais, canadien, tu t'en fiches, tu comprends tout et tu te régales.
Moâ, en tout cas, j'ai fait bonne chère ! Un chouette de polar !

« […] Que faisait Ménard dans les bois ? avaient d'abord voulu savoir les policiers, et Ménard n'avait d'autre réponse à cette question que la plus banale. Il se promenait, c'est tout, parce qu'il aimait se promener, marcher sous le couvert des arbres et observer les jeux de lumière sur l'enchevêtrement des racines moussues. Il ne pouvait cependant expliquer pourquoi il avait pris cette direction plutôt qu'une autre. Il s'agissait d'une affaire de hasard, d'impulsion du moment. Un détail attirait votre attention, une éclaircie familière, et vous décidiez de vous enfoncer dans le bois à cet endroit.
Ménard ignorait quel chemin il aurait emprunté s'il avait su ce qu'il découvrirait ce jour-là et cette pensée le torturait. Aurait-il couru vers Zaza, porté par le fol espoir d'arriver avant la mort, ou aurait-il laissé à d'autres le soin de fermer les yeux révulsés de la jeune fille ? Se précipite-t-on vers le cauchemar, vers le fer qui va vous déchirer la poitrine ? Après être revenu chez  lui, la veille, pendant que les policiers s'occupaient de Zaza Mulligan, il n'avait pu s'assoupir qu'au petit matin, hanté par le regard indescriptible de l'adolescente, mélange de résignation et de terreur blanche, puis par la longue jambe qui s'était glissée sous les draps, de la douceur gluante du sang frais, et l'avait poussé à se relever d'un bond. Le fer, déjà, avait brûlé sa peau, l'obligeant à mentir à Jocelyne, sa femme, à la réconforter maladroitement, incapable de lui avouer qu'ils coucheraient désormais avec une morte.
Les enquêteurs avaient aussi interrogé cette dernière, Jocelyne, d'une grande beauté, avait constaté l'un des policiers devant la légèreté des taches de rousseur rappelant l'immensité des soleils sous lesquels avait dû courir la petite Jocelyne. Celle-ci avait confirmé que son mari s'absentait souvent de longues heures pour revenir l'haleine chargée d'odeurs de gomme d'épinette, les yeux remplis de lueurs prises à l'eau des ruisseaux ou à l’œil des bêtes tapies dans l'obscurité verte des sous-bois. Elle ne connaissait pas la véritable origine de ces lueurs, ne comprenait pas que l'eau froide puisse se transformer en lumière au coin d'un œil, mais elle pouvait décrire le goût amer de la forêt, qui demeurait longtemps dans sa bouche après que son mari, à coups de langue lumineuse, avait tenté de lui inoculer cette essence contenant la beauté des arbres.  Elle n'avait cependant rien pu leur apprendre sur Zaza Mulligan, sinon que ce corps fantomatique marchait depuis la veille au côté de celui de son mari, qui lui avait parlé de la jambe déchirée de Zaza, mais surtout de sa chevelure, de cette traînée de lumière éteinte dans l'ombre verte. C'est ce qu'avait d'abord vu Ménard en s'écartant du sentier, une longue chevelure rousse, ne comprenant pas bien ce qu'était cet enchevêtrement soyeux. Il avait ressenti un coup au sternum en l'apercevant, pareil à ceux qui lui transperçaient la poitrine quand sa petite Marie lui échappait pour traverser la rue. Le temps s'arrêtait alors, n'était plus qu'un cœur battant à vide, jusqu'à ce que Marie ait atteint le trottoir d'en face et qu'il la rejoigne, les jambes molles, les oreilles bourdonnantes : si tu meurs, Marie, je vire fou.
Au sein de la forêt, il avait donc pensé à Marie en retenant son souffle, puis il s'était mis à rire, à se moquer de lui, de sa bêtise, cherchant un mouchoir dans sa poche pour essuyer ses larmes et s'accroupissant, une crampe au ventre, maintenant, une bonne crampe de fou rire. Ce qu'il avait pris pour une chevelure n'était que la longue queue d'un renard roux, mort de faim, de maladie ou de vieillesse. Maudit Ménard, avait-il murmuré, maudit Ménard que tu m'énarves des fois. Lorsqu'il avait relevé la tête, un éclair de chair blanche l'avait ébloui, quelques pouces de blancheur prolongeant la chevelure. Son rire avait cassé net, un tir de boulet l'avait frappé en plein cœur et il s'était approché de l'arbre au pied duquel gisait la chose inconnue. C'est un renard, Ménard, pogne pas les nerfs, c'est rien qu'un pauvre renard. Mais la chose était presque nue, plus longue qu'un renard, plus blanche aussi. La chose avait des jambes et des ongles vernis."

Espiègle. Je crois que voilà, c'est ça qui me vient : il y a de l'espièglerie dans l'écriture d'Andrée A. Michaud. Oh pas seulement, bien sûr, le dame est subtile et plurielle, mais j'ai bien aimé le soupçon d'espièglerie que j'ai trouvé dans les tons de son écriture. Je vais lui remonter la bibliographie. Du coup.

Bondrée
Andrée A. Michaud
Rivages / noir