la teRre qui pEnche

"Elle s'est même amusée à l'observer lécher son index : elle savait que le carrelage de la cuisine se couvrait tout à coup pour lui de feuilles rouges et de bogues à moitié éclatées, que les couleurs d'octobre ambraient soudain les murs, que l'humus de la grande forêt lui chatouillaient les narines. La surprise se dessinait sur les traits du marmiton à mesure que les vents d'automne lui agaçaient le bout de la langue.
Elle l'a laissé se remettre de ce voyage gustatif et ouvrir le deuxième pot. Là d'incomparables boudins noirs étaient conservés, leur saveur se mêlait à celles des pommes cuites et d'épices venues d'ailleurs, qu'elle avait trouvées Dieu sait où, et tout cela a libéré dans l'esprit du garçon des souvenirs de neige et de monde en hiver. Il s'est revu couché tout contre ses frères et soeurs, comme une portée de chatons, lové dans la chaleur de leur présence, il a entendu le souffle des bêtes qui exhalaient leur haleine tiède dans la pièce unique où elles dormaient avec sa famille.
Comment ce simple pot pouvait-il contenir tous les feux de Noël, les nuits interminables, la tendresse des siens, la douceur des bêtes, le froid du dehors, le givre et les arbres dénudés ?
Tout en s'interrogeant, le marmiton venait de soulever le couvercle du troisième pot, dont le parfum a aussitôt jailli dans la pièce, libérant l'énergie d'un fulgurant printemps : c'était une profusion de fleurs, de couleurs et de fruits, de la violette et des cerises, des ruisseaux gonflés d'une eau fraîche et vivifiante, c'étaient les troncs où la sève revenait, son coeur s'emplissait d'un sang neuf, son sexe lui-même s'enflait de désirs.
Le printemps l'a laissé hors d'haleine et, pour calmer cette éperdue jeunesse, il a ouvert le dernier pot. Alors, pris de langueur, il s'est cru endormi à l'ombre d'un tilleul, dans le bourdonnement des abeilles, tout près d'un panier plein de myrtilles, de groseilles et d'un bouquet de menthe. Sa mère l'a embrassé au front tout en lui fredonnant une berceuse, il a rouvert les yeux sur le blondeur des blés. L'air était lourd de soleil. C'était l'été. Sur le chemin du retour, il s'est plongé dans les eaux vertes et lumineuses de la Loue, il n'était pas vraiment pressé de rentrer, de revenir à lui dans la salle basse, de laisser échapper ce goût, il en cherchait un petit rien sous son ongle, une dernière trace...
Une année entière avait filé sous le nez du jeune marmiton. Dans chaque saison, il avait trempé son doigt, et les conserves de cette cuisinière aux cheveux d'argent l'avaient mené par le bout de la langue
"

C'est la page 192, toute la page 192 et un petit bout de la 191.
J'espère que je ne lèse, ni ne froisse personne, j'espère ne pas commettre d'impair avec cet extrait long comme les mois.
C'est que j'aime ce détail, et j'aime le donner. Comme un à-côté qui ne révèle en rien le lit de l'histoire, ni sa trame, ne dévoile même pas les saveurs de sa langue.
Et pourtant...
Diantre, que j'ai aimé foulé les sols de la terre qui penche, tous ses sols.
Et me revient en tête, alors que je me dis Tiens, le coeur cousu avait sa robe, La terre qui penche aurait-elle ses fourneaux ?, me revient ce poème que disait Léonard dans sa malle...
J'ai trempé mon doigt dans la confiture, ça disait...

La terre qui penche
Carole Martinez
Gallimard




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