glAise

À rebours, au bord du chapitre quatorze (les chapitres sont courts, parfois deux pages) :

«[...] Il y avait un pichet et un panier à essorer la salade rempli de noix, posés sur une table rectangulaire. Le balancier d'une pendule répandait du temps en un lieu qui ne savait apparemment qu'en faire. Il y avait un petit fourneau et un buffet avec des objets dessus, des babioles de nature à aider la mémoire à se frayer un chemin : une photographie d'enfant, celle d'un couple tout neuf endimanché, une douille d'obus parfaitement lustrée et une branche de buis desséchée. Il y avait la froide pesanteur d'une cheminée au foyer encadré par deux bancs roussis et devancé par des chenets en fonte. Il y avait des quartiers de viande salée qui pendaient à des solives noircies et poisseuses de graisse, et des tomates cabossées, fraîchement cueillies, étaient alignées sur le rebord d'un évier en pierre accolée au mur, dont le siphon laissait suinter un filet de lumière. Il y avait cette odeur omniprésente de fumée qui imprégnait les viandes, les vêtements, le bois, la pierre et les objets les plus retors. Et il y avait une femme assise, qui équeutait des haricots avec l'ongle du pouce. Elle portait un tablier bleu nuit à bretelles passé par-dessus une robe de coton noir boutonnée jusqu'au col, des bas noirs, des brodequins bruns à la proue râpée, et ses cheveux châtains étaient ramenés en chignon à l'arrière de son crâne.
- Elles sont arrivées, dit Valette.
[...] »

Previously, le premier chapitre commençait comme ça :

« Ce qu'il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s'étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s'étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l'anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent.
Assise sur le rebord du lit, Marie attendait, redoutant le moment où l'orage serait au-dessus de la ferme. Elle enflamma la mèche de la lampe à pétrole posée sur le chevet, chaussa ses lunettes rondes au cerclage rouillé, puis se leva pour effacer la distance qui séparait le lit de la commode en chêne, sept pas de vieille femme. Ouvrit le tiroir du haut, et en sortit un coffret métallique fermé à clé. Tout ce qu'elle aurait pu faire les yeux fermés.
Elle quitta la chambre avec le coffret, referma la porte pour éviter les courants d'air et rejoignit la cuisine à la lueur de la lampe, puis déposa le coffret et la lampe sur la table, s'assit, contrariée de voir que les autres ne fussent pas déjà debout. La pâle lueur faisait danser les rides dans l'écorce de son visage et, derrière les verres de ses lunettes, on devinait ses petits yeux dirigés sur ses mains jointes.
Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l'infini. Maintenant que l'orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l'arrêter. À chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d'elle.
Victor et Mathilde entrèrent, enjambèrent le banc et s'assirent face à la vieille femme, sans un mot. Marie releva la tête sur son fils, le regard dur.
Pourquoi il est pas là ? Demanda-t-elle séchement.
[...] »

Plus loin :
« Animal de trait, plus habitué à tirer l'outil qu'à promener ce fétu d'homme sur son dos. Créature placide qu'on aurait dit d'un seul tenant, centaure à la croupe massive bourrelée de muscles, au buste fragile recouvert d'une chemise de coton fraîchement lavée et séchée dans l'air torride.
Victor montait à cru, serrant dans une seule main la corde de chanvre graisseux reliée au mors, qui tenait lieu de rênes. À ce qu'il savait, on ne réquisitionnait pas les selles. Son regard déborda des trois corps adossés à l'ombre de la maison. Trois générations à jamais emprisonnées dans la boîte osseuse de son crâne, une vision dont il ferait plus tard chair de souvenir, où qu'il se trouvât.
[…]
Au milieu de la prairie du Bélier, Victor aperçut l'arbre foudroyé dans la nuit. Il tira sur la corde pour faire stopper le cheval. C'était un peuplier solitaire, dont le tronc ressemblait désormais à un gros tibia fendu par le milieu à dix mètres du sol. Un vol de corneilles s'en approcha, hésita un instant en passant au-dessus de la catastrophe, puis les oiseaux se mirent à moissonner l'air de leurs ailes effrangées jusqu'à une proche lisière de chênes, où ils se posèrent en silence. Plus tard, ils regardèrent passer l'homme sur sa monture,et l'un d'eux fit jaillir une langue pointue en croassant. Notes lugubres, comme des lettrines sonores arrachées au livre des morts.
Victor traversa des vallons, des combes, des prairies et des forêts, longea des haies, des murets faits de pierres amassées dans les champs lors des labours , s'imprégna des odeurs de cette nature envers laquelle il lui sembla alors ne pas avoir assez témoigné d'égards. Tout ce qu'il dépassait au rythme calme et résigné du percheron pour se porter en terre étrangère au-devant d'une guerre abstraite. Traversant la forêt, il pleura en cachette sous la frondaison de grands hêtres. Non qu'il eût véritablement envie de pleurer, mais il ne voulait pas qu'il restât une seule larme à cracher lorsqu'on lui prendrait Césaire. »

Et puis :
« Joseph se leva aux aurores. […] Il traversa des prairies jaunies, peuplées de fétuque ovine échevelée par la brise matinale et de nards raides, et alourdies de gentianes. Entendit les cloches d'un troupeau tinter plus haut dans les estives, et leur écho rebondir dans la combe du Bélier. Il ramassa quelques sauterelles engourdies dans les laîches en lisière de forêt, et les enferma dans une petit boîte en fer au couvercle métallique perforé à coups de pointes martelées. Lorsque joseph estima en avoir suffisamment collecté, il ajouta quelques brins d'herbe verte à l'intérieur. Puis il plongea sous le couvert de hêtres gigantesques, qui annonçait la vallée au fond de laquelle coulait la rivière, comme un drain à ciel ouvert. Tandis qu'il dévalait la pente abrupte, ses pieds glissaient parfois sur le sol, et il s'agrippait alors aux frêles troncs enfantés par la couche d'humus. La Maronne s'annonça bientôt au son du courant qui butait sur les rochers. [...] »

Et aussi :
« Le soldat Victor Lary quitta la garnison d'Aurillac le 7 août 1914 avec son régiment, accompagné par une populace toujours exultant, cette fois en sens inverse, du casernement jusqu'à la gare ? Une foule qui les voyait victorieux avant même le premier coup de feu tiré contre l'ennemi.
Le colonel M. prit le commandement, assisté des chefs de bataillon R., T. et J. Première revue d'effectif. Le colonel M. avait l'œil noir, le sourcil épais et une moustache travaillée qui reposait sur un brouillon de lèvres. M., qui se voyait déjà beau et grand, un destin sur mesure à tailler dans le bois de troupes dociles. Tendre bidoche. M. et sa harangue tout aussi travaillée que sa moustache, tout aussi lustrée, campé bien droit dans son uniforme coupé sur mesure, les mains dans le dos, comme s'il s'apprêtait à faire deviner à chaque homme dans quel poing serré se trouvait son propre destin. Prestance aristocratique, que la piétaille suivrait au feu sans discuter. M., qui croyait encore à la grandeur du sacrifice, à sa propre grandeur, avant qu'il ne pose ses bottes cirées en première ligne. M., qui obéirait aux ordres de généraux penchés sur des cartes d'état-major, qui ne douterait jamais de leur décisions irrévocables issues de savantes stratégies engageant d'autres vies que la leur. Il ne faillirait pas, montrerait l'exemple, et ceux qui ne le suivraient pas seraient jugés pour la forme, puis fusillés. Une chose était certaine, le poids d'une balle ne différait pas d'un camp à l'autre, et la cohésion se fondait sur la peur et la soumission. »

Tout ça avant la page soixante-deux, au bord du chapitre quatorze.
Je t'en dis pas plus (c'est déjà beaucoup).
J'aime.

Glaise
Franck Bouysse
aux éds La manufacture de livres











Éparse

3 janvier.
Voilà, ça y est, on y est.
Le 3 janvier.
On croyait qu'il n'arriverait jamais.
Ça fait 3 x 6 mois, ou presque, qu'on sait qu'il y aura cette date-là, et ça paraissait l'autre bout de la vie. C'était juste l'autre bout de l'année, celle qui n'avait alors pas encore commencé.
3 x 6 mois, c'est tout petit en fait, et c'est rien de trop.

Ça fait 3 x 36 mois, ou presque, qu'on se connaît, et ça fait 3 x 36 mois ou presque que je te vois poser des mots sur « cette histoire-là ». Tourner autour, ôter des pelures, rajouter une couche, virer une doublure, désassembler les manches, retailler les poches, lui refaire les coutures. Le faire à ta silhouette, ce texte. Ton texte.
...
Bordel, je suis émue.
Reprenons.
...
Je t'ai vue bifurquer, vadrouiller, bifurquer encore pour réaliser soudain que ces bouts-là, épars, ils étaient de la même cartographie, ornières et déroutes comprises. La même cartographie. La tienne. Ou pas. Ou pas tant. Ou peut-être. On sait pas. On s'en fiche. Ça fait une balade, de toutes manières, quand on suit la carte de tes détours. Les yeux dans le rétro, mais pas seulement. Pas seulement.

Voilà, on est le 3 janvier et c'est le début de l'après.
Je suis émue (c'est rien de le dire)(je me répète je sais, mais je fais pas de la littérature) et impatiente déjà. Du prochain bouquin, et encore plus de celui d'après. Le troisième. Impatiente et pas inquiète.
De toutes manières, tu vois, je te l'avais dit, et J'AI TOUJOURS RAISON.
Keep on going Babe
Bordel, je suis émue. Je l'ai déjà dit ?

(et comment je fais pour piocher des bouts sans avoir l'impression de faire mentir ton texte, hein ?!)
Bon. En vrac.

« À l'impossible nul n'est tenu.
(Entre nous, ça m'arrange) »

« Il serait question d'aimer, il serait question de raconter. C'est ce qui se fait de nos jours, raconter. Mettre en mots. Encrer. Déverser. La sueur, la moelle, le sang. Le beau comme le sale. Ce qui brûle là, au-dedans. Le vivant. Des histoires de rien, ajustées aux entournures, un peu lâches par moments. Des histoires de rien, parce que le beaucoup ce n'est pas mon fort, parce que le plein je le connais mal, parce que je ne connais que le bancal, le boiteux, le casse-gueule, le branlant. Des histoires de rien, parce que je ne vise pas bien loin, parce que je me contente de peu, parce que je n'ambitionne pas de voir grand. Des histoires qui ne font pas de bruit et des histoires qui claquent. D'autres qui rythment une vie. Il faudrait que quelqu'un me dise par où commencer : je ne veux pas d'un début qui soit un commencement, je préférerais un début qui serait une fin et puis qui recommencerait, à l'envers, à rebours, à reculons. Une histoire qui se plante de trajectoire. Une histoire qui ne va pas tout droit. Je pourrais sans doute parler de moi. »

« Je voudrais pouvoir décoller les différentes couches de papier peint de ma vie pour retrouver le lé d'origine. »

« Pour aller d'un point A à un point B, il n'est pas rare que je passe par M, E ou X. Il ne faudrait pas croire pour autant que je n'ai pas l'esprit pratique. J'ai juste une forte propension à la curiosité. »

« Octobre 77.
Jeune femme bien sous tous rapports quitte homme bien sous tous rapports. Entre eux, une fillette de trois ans. Derrière eux, un mariage hâtif d'adolescents trop vite devenus parents. Devant eux, un divorce pas vraiment à l'amiable, pas vraiment à tort. Entre eux, une petite fille bien sage, à grosse fange et pull rayé marron et orange. Derrière eux, une maison à peine achetée, des murs à retaper, un gouffre financier. Devant eux, une vie à s'éviter, une vie à raccommoder, une vie à réécrire. Entre eux, une enfant qui écoute, une enfant qui écrit dans des cahiers cachés sous un lit de fer forgé. Derrière eux, des amis qui restent, des amis qui s'éloignent. Devant eux, de nouvelles connaissances, de nouvelles amours, de nouvelles séparations. Entre eux, un chagrin personnifié, un ratage incarné, une erreur de parcours. Derrière eux, quelques mensonges peu reluisants, quelques incapacités pardonnables. Devant eux, une vie bien rangée, une vie explosée, les chemins peuvent varier. Entre eux, des rancœurs tenaces, des fissures sous les cuirasses, des douleurs insondables. Derrière eux, une fillette qui sourit, qui prend la main, qui tend la joue, qui fait ses devoirs, qui travaille sagement, qui ne pleure pas, qui ne comprend pas bien ce qu'on ne lui explique pas. Devant eux, une femme qui s'éloigne, un peu distante, un peu sévère, une femme qui ne sait pas y faire avec son père et sa mère. »

« Petite fille, je collectionnais les figurines de les vaisseaux de Starwars. Aujourd'hui j'ai tout donné à mon fils. Je le regarde jouer avec mon enfance. C'est troublant. »

« Un jour, à la radio, ils ont annoncé la mort de Dalida. C'était en mai 1987, j'avais un peu moins de treize ans. Ma mère était dans la salle de bain, elle transportait toujours la radio allumée avec elle dans toutes les pièces de l'appartement, c'était assez pratique d'ailleurs, on pouvait la suivre au son (ou la fuir, au choix). Moi j'étais dans ma chambre, située face à la salle de bains, j'entendais très bien ce qui se tramait sur Europe 1. je me souviens de l'incrédulité avec laquelle j'ai accueilli cette nouvelle. Je n'en revenais tout simplement pas. J'ai écouté les émissions spéciales toute la journée. Pourtant c'était idiot, je n'aimais pas plus que ça Dalida, je n'écoutais pas ses chansons, à vrai dire elle ne me faisait ni chaud ni froid. Je la regardais parfois dans les shows télévisés, avec ses robes lamées et ses longs cheveux dorés qu'elle entortillait autour de ses doigts. Je me souviens de son strabisme et de son corps parfait « pour une femme de son âge » (c'est ce que je pensais alors : avec le recul, je ferais moins la maligne, moi qui ai plus de deux fois dix-huit ans). Sa mort m'a fait l'effet d'un électrochoc. Ainsi une femme belle, célèbre, fortunée, adulée, pouvait se suicider. Je me souviens qu'elle avait laissé une lettre à ses fans dans laquelle elle leur demandait de lui pardonner. J'avais trouvé ça terriblement triste. Je n'avais, à l'époque, pas compris la dépression, l'addiction, la solitude, le manque d'amour, l'incompatibilité au monde. J'avais à peine treize ans et je ne comprenais rien. Ce n'est que longtemps après que j'ai cru entrevoir pourquoi la mort de Dalida m'avait autant remuée : il y avait sa réplique, en face de moi, qui se baladait un poste de radio à la main. »

« De toutes les personnes âgées, tu es ma préférée.
                                               Mon fils à six ans. »

« J'ai plusieurs fois rêvé que j'étais Julie Delpy. Je racontais sans le vouloir des choses très drôles, j'étais intellectuelle et subtile, je savais rendre sexy mes névroses, les garçons fantasmaient grave sur moi, j'étais nettement plus blonde, j'avais moins de seins et plus de hanches, je parlais anglais parfaitement, je vivais à Los Angeles et Paris me manquait parfois, je jouais dans des films que je réalisais et dont j'écrivais les dialogues, je faisais la couv des Inrocks, les filles m'aimaient bien, je voyageais pas mal, je me prenais pour une chanteuse indé, je râlais assez souvent, je disais bite chatte couille en restant élégante, je lisais des essais sur Truffaut, je mangeais de la junk-food, je baisais assez régulièrement, je signais des autographes, je prenais le taxi, je posais dans Elle pour une série de mode punk-rock, je portais des lunettes qui ressemblent aux miennes, à New-York on disait que j'incarnais à merveille la Parisienne, je riais souvent aux éclats, mon mec était raide dingue de moi. J'aime bien ce rêve. »

« J'ai voulu me mettre à la boxe. J'ai rapidement abandonné : je ne pouvais pas m'empêcher de dire pardon à chaque coup que je portais. J'étais ridicule. »
« Je fais ce que je peux avec mes rêves à satisfaire. Je fais ce que je peux avec mes enfants à accompagner. Je fais ce que je peux avec mes blancs à colmater. Je fais ce que je peux avec mes manques à gagner. Je fais ce que je peux avec mes fautes à pardonner. Je fais ce que je peux avec mes doutes à rassurer. Je fais ce que je peux avec mes besoins à sustenter. Je fais ce que je peux avec mon temps à rattraper. Je fais ce que je peux avec mon corps à dépenser. Je fais ce que je peux avec mes désirs à combler. Je fais ce que je peux avec mes comptes à rendre. Je fais ce que je peux avec mes erreurs à réparer. Je fais ce que je peux avec mes peurs à affronter. Je fais ce que je peux avec mes liens à renouer. Je fais ce que je peux avec mes décisions à prendre. Je fais ce que je peux avec mes vides à remplir. Je fais ce que je peux avec mes pleins à vider. Je fais ce que je peux. »

« Un soir, alors que je suis fatiguée et de mauvaise humeur, ma fille me regarde et me dit « je t'aime parce que tu es vraiment humaine. »

« Au supermarché , j'erre souvent dans les rayons fruits et légume bio en imaginant tous les menus équilibrés que je pourrais cuisiner. Et je finis toujours par dévaliser le rayon des plats préparés. »

« Je suis une capitaliste d'extrême-gauche. Ce n'est pas toujours facile à vivre »

« Je ne remercie pas Léonard Cohen à qui il aura suffi d'une chanson pour me convaincre qu'il était l'homme idéal. »

« Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. De mon adolescence, j'ai retenu ce vers. Ce premier vers d'un poème de Baudelaire. Je n'ai jamais su pourquoi j'ai retenu celui-là particulièrement. Souvent lorsque je ne pense à rien, je pense à ce vers. Je ne pense à rien mais toujours il me revient. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Plus jeune, je ne comprenais pas. Je n'avais encore jamais partagé un lit avec quelqu'un. À peine une heure, jamais une nuit. Les draps, je ne les froissais guère. Les nuits, je ne les agitais pas. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Je repense à ce vers. Il me vient sans y penser. Plus jeune, il me troublait. Il était empli d'une forme de gravité. Je savais que cela ne saurait s'arrêter là, que la légèreté cachait tout autre chose, quelque chose que je ne connaissais pas mais que je désirais. J'avais compris, déjà. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. J'ai grandi depuis. Le temps a passé. Les hommes aussi. Et les nuits ont pris de la densité. J'ai appris à les habiter, à les parfumer à les étreindre et à me laisser posséder. J'ai laissé une dose d'obscénité s'insinuer sous les draps. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Aujourd'hui je sais. Je fais et je défais les draps, je fais et je défais l'amour, je fais et je défais ma vie. Et je pourrais l'écrire désormais, faire miens ces mots que je connais par cœur, ces mots qui me reviennent lorsque je n'y pense pas. Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères. Nous aurons des lits pleins de rageuses chimères. Nous aurons des lits pleins de murmures ardents. Nous aurons des lits pleins de souffles taris. Nous aurons des lits pleins de salive et de soie. Nous en aurons beaucoup, crois-moi. Nous en aurons beaucoup et nous n'en reviendrons pas. »

Éparse
Lisa Balavoine
éds JC Lattès

le riRe de l'Ange

Réjouissances, rires et truculences, et foirer de la coiffe.
.
[…] L'ange était de ceux-là. Ce dont le commun des mortels n'a jamais eu la moindre idée lui était aussi familier que vous et moi au même lit. C'est dire s'il n'ignorait rien de l'art des antiques sorciers qui ne savaient pas le latin mais parlaient couramment le loup occidental, le patois des oiseaux et l'argot du silence. Il s'était donc aventuré dans l'insoupçonnable caverne ou demeurait depuis la nuit des temps l'Esprit de la mère montagne qui par commodité se montrait quelques fois sous les lambeaux d'habits d'une vieillarde hors d'âge. Il l'avait trouvée somnolente, assise sur un caillou rond devant un feu fossilisé. Il l'avait saluée. Elle avait soulevé une paupière molle. Elle avait aimé son visage, son regard transparent, son innocence tendre. Il avait posé à ses pieds une brassée de branches vertes. Il lui avait vanté la profusion des arbres déployés dans le vaste ciel. À cette mère des racines il avait :
- C'est là ton œuvre. Ces feuillages sont tes enfants.
Elle ne le savait pas. Elle s'entait sentie fière. Alors il s'était mis à peigner longuement sa chevelure grise embroussaillée de grillons secs, de chiures de rats, e toiles d'araignées et de peaux de serpents. Il avait massé ses épaules et dépoussiéré ses seins plats, puis il s 'était agenouillé, il avait étreint ses genoux, déposé sur ses cuisses jointes sa joue de jeune énamouré. Elle s'en était trouvée infiniment émue, son cœur dans sa gangue terreuse s'était remis à palpiter et sa carapace de rocs était tombée dans la vallée comme un manteau d'amante vierge au rendez-vous du premier jour. […]
.
[…] Je vous avais dit qu'il viendrait. Malgré ses désirs d'absolu et ses « je meurs si je me lave », il aime son confort comme le saucisson : en tranches fines mais bien grasses.
.
[…]
- Je t'explique, mon fils, c'est simple comme l'eau, s'exclama puissamment Félicité ravie. Quand vient une vision à ce bougre d'emplâtre, la chèvre le flaire avant moi. Elle m'échappe, j'enrage, et je lui cours au train en imaginant Dieu sait quoi, que je l'ai vexée, qu'elle me trompe, qu'elle a reniflé quelque bouc. Mais non, la pauvrette est mystique. Elle trotte bravement à la révélation. C'est ce qu'elle a fait ce soir même. Et j'ai couru. Et me voilà.
[…] Suzanne se penche sur l'ermite accablé».
- Et vous, gronda-t-elle à sa face avec un entrain furibond, vous laissez pépier cette pie déplumée sans broncher d'un poil de moustache. Elle affirme à mon front que vous hallucinez, que les malversations d'un diable fumigène embrument votre entendement, bref, que vous forez de la coiffe, et vous restez les yeux par terre à vous chercher le bout des pieds. Hé, si j'avais osé le tiers de la moitié de ce qu'elle distribue impunément aux mouches, vous m'auriez autrefois claqué trois portes au nez. Répondez-lui, garnement, sinon adieu, je prends le voile.
Le rire de l'ange
Henri Gougaud